La Chèvre à trois pieds

La Chèvre à trois pieds

Bisame Corvin

Rencontre avec Bisame Corvin

JFB : Nous retrouvons Bisame Corvin à l’occasion de la présentation ce jeudi 23 mars, à la Librairie Latitudes, de leur nouvel ouvrage, autrement ambitieux cette fois.  Comme le titre l’indique : La Chèvre à trois pieds, il s’agit d’un recueil de nouvelles variées, singulières, parfois drôles, où nul n’est à l’abri de l’inattendu. D’apparence plus léger que leur roman Les Tributaires, c’est quand même le fruit de longues années de réflexion, d’écriture.  Alors Claire, « Bisame pour moitié » comme tu aimes à le formuler, comment vous êtes-vous lancées dans cette aventure ?

B. C. : Nous avions travaillé d’arrache-pied pour l’écriture des Tributaires, pour récolter beaucoup d’informations historiques mais aussi nombre d’anecdotes drôles et émouvantes. L’idée nous est venue d’en écrire un recueil, de romancer ces anecdotes à notre sauce « magyare », d’inventer des suites possibles, tout en gardant à l’esprit ces valeurs que nous chérissons : l’affection familiale et le respect de ce que nos parents nous ont transmis (l’Interview : l’amour de la Hongrie et de sa langue si particulière) la solidarité familiale (La chèvre), la solitude dramatique des personnes âgées (le banc) l’antiracisme (La goulache), etc. Avec ma sœur Anne, nous avions participé à un concours de nouvelles en 2008 qui avait pour thème « la Hongrie et moi » nous avions été sélectionnées et j’ai même reçu le 2e prix et Anne une mention spéciale du jury. Sur 400 participants, on avait trouvé qu’être dans les 15 premiers, c’est pas mal… Donc cela nous a donné des ailes voire des plumes d’écrivain, et nous avions écrit pour le plaisir, des nouvelles qui n’avaient pas été publiées pour l’instant. Après la sortie de nos Tributaires il y a un an, nous avions envie de les publier. Elles ont toutes, de près ou de loin, un rapport avec la Hongrie. C’est un peu le fil rouge du recueil. L’ensemble paraît un peu hétéroclite, disparate mais à chaque fois, l’inattendu révèle un fond nettement plus sérieux. Et puis, nous nous sommes bien amusées de passer du coq à l’âne, ou plutôt de la chèvre au banc, tout en y infusant des thèmes qui nous sont chers.

JFB : Il y a des éléments autobiographiques dans vos nouvelles : en plus vous avez créé le mot ‘hongritude’ à l’instar d’Aimé Césaire qui a inventé le mot ‘négritude’.

B. C. : Oui, j’avais bien aimé ce mot que j’avais d’ailleurs découvert avec Léopold Sédar Senghor. J’aime ces néologismes qui se comprennent de suite. Le plus drôle, c’est que sans se concerter, nous avions toutes deux, placé deux mots inexistants : Hongritude, une espèce de hongroise-attitude, sur le calque « rock attitude » et Hongroiseries, inspiré du mot chinoiseries ou viennoiseries, pour parler du Pick szalámi et autres Tokaj et broderies Kalocsa. Nous n’avions découvert chacune le texte de l’autre qu’une fois leur rédaction terminée et les manuscrits postés. À vrai dire, ces deux nouvelles parlent de la nostalgie magyare dont nos parents nous avaient imprégnées avec affection et dont nous tirons un avantage certain (un atout aurait dit un bridgeur !) l’une devient traductrice-interprète, l’autre gagne au jeu télévisé les Chiffres et les Lettres, grâce à sa connaissance de la langue hongroise. Bien sûr, nous sommes fières de nos origines, même si ces deux histoires sont romancées.

Pour le côté autobiographique, vous avez tout à fait raison : L’histoire de la Chèvre à trois pieds est véridique à quelques détails près. Je pense que tout auteur a une part autobiographique dans ses œuvres.  Une Goulache pour deux en est un bon exemple :  Dans ce cas précis, je n’avais été que spectateur : j’ai attribué au protagoniste des réflexions et des paroles que j’aurais pu dire et d’autres penser.  Ce qui m’intéressait le plus dans cette aventure, c’est de traiter dans nos nouvelles, de thèmes qui me tenaient à cœur, comme la vieillesse, les regrets, le racisme, le malentendu. C’est un peu de nous aussi. Nous y sommes ou serons tous confrontés un jour.

JFB : La quête de votre double identité trouve une issue plutôt réconfortante dans Une Victoire tardive – si j’entends bien.

B. C. : Vous savez, étant nées en France de parents réfugiés hongrois (cf les Tributaires), nous avions toutes deux cette dualité en nous.  Biculturelles, bilingues, c’est un peu le thème de la nouvelle « l’Interview » et d’ « une Victoire tardive » que j’appelle souvent par lapsus, « vengeance tardive » car c’est une revanche sur la vie et notre relation intime face à cette dualité. Quand ma sœur a épousé un homme au nom bien français, Garnier (dans le roman et dans les nouvelles), elle était fière de ne plus avoir à épeler son nom. C’est aussi l’une des nombreuses raisons qui a déterminé mon installation en Hongrie. Je n’aurai plus jamais à épeler Hunyadi, tout le monde sait l’écrire. En revanche, ironie du sort, je dois à présent épeler mon prénom, Claire ! Voilà un bon exemple de cette dualité : hongroise en France et française en Hongrie.

Pour en revenir à Une Victoire tardive, la quête identitaire de cette jeune femme, (propre à toutes les personnes issues de l’immigration) révèle bien le mal-être qu’on peut ressentir, quand on est constamment balloté entre deux cultures, deux langues. Mais justement, c’est un atout (encore ?), une richesse incroyable : Par exemple, il a été démontré qu’être parfaitement bilingue développe des capacités incroyables dans le cerveau humain. Alors que dire, par exemple, de ceux qui savent écrire simultanément tantôt de gauche à droite et tantôt de droite à gauche comme les Arabes ou les Juifs, ou comme les Chinois qui écrivent de haut en bas ?

Ce que je veux dire, c’est que l’immigration est une force pour un pays et non le contraire comme le prétendent certains. Au lieu de rabaisser et d’humilier ces enfants issus de l’immigration, leur intégration est primordiale, ce sera peut-être l’un d’eux notre futur prix Nobel !

JFB : Tu portes une opale noire pour la présentation du livre et tu as écrit une nouvelle dont le titre est L’opale noire. Que pouvons-nous retenir de cette nouvelle ?

B. C. : Il nous fallait aussi raconter (pour accrocher le lecteur français) une histoire célèbre, dont tout le monde a déjà entendu parler, issue du domaine imaginaire et mythique hongrois : qui ignore encore le Comte Dracula (Transylvanie Vlad Tepes) ou la Comtesse Rouge Elisabeth Báthory ? J’ai toujours été fascinée par les opales, qu’elles soient de feu ou laiteuses, mais les opales noires sont les plus rares et les plus fabuleuses. Néanmoins, elles véhiculent, parait-il, le mauvais sort : c’était le moment où jamais. La quête d’immortalité des Hommes ne pouvait être qu’associée à une pierre précieuse, (ne dit-on pas que le diamant est éternel ?) surtout celle-ci en l’occurrence ! Nous avons choisi la Comtesse Rouge, parce que c’est une femme et que sa légende fascine encore… Je parle de gemmes, de pouvoir occulte, d’amour, d’adolescence, de relation mère­-fille, de paon et de jaguar (la voiture :-). J’avais envie d’incorporer des éléments aussi disparates que banals, mais qui prennent forme et composent un tout à la fin.

JFB : Avec plein de sarcasmes, tu décris une partie de bridge dans le cadre d’un récit policier.

B. C. : Nul besoin de connaitre le Bridge pour lire cette nouvelle qui reste ma préférée. Le jeu de cartes en soi, n’est que le canevas de l’intrigue autour d’un quatuor de personnes qui finit en quintet : un de trop, forcément.  Il faut savoir que chez les Hunyadi, le Bridge est une institution ! Aucun dimanche ne pouvait être dédié à quoi que ce soit d’autre : la partie de bridge en famille ! Là aussi avec des fou-rires, certes, puis des jalousies, des colères, des déceptions, mais toujours des parties endiablées et passionnantes jusqu’à plus d’heure. Fort heureusement, il n’y a jamais eu de décès durant une partie, bien que j’aie souvent eu envie d’étrangler ma sœur quand elle oubliait de tirer les atouts du jeu ou bien de faire l’impasse au roi ! Non, plus sérieusement si Madame Jouve n’a jamais existé, il était tentant de retranscrire certaines de nos parties « Hunyadesques » tout en jouant sur le terme de « mort » : au bridge, c’est celui qui ne joue pas la partie et qui étale son jeu au vu des 3 autres joueurs. Dans cette nouvelle, c’est justement l’incipit et la chute (que je tairai ici) qui m’excitait : « Le mort se leva et proposa une bière à sa partenaire » Au début de la phrase, on s’attend à une histoire de zombies et puis le lecteur comprend de suite qu’il n’en est rien et le doute s’empare de lui : qui est ce partenaire ? Vous vous doutez bien qu’il y aura un cadavre à la fin….

JFB : C’est à l’instar du Juif errant que la figure énigmatique de David apparaît dans un parc un peu abandonné dans la nouvelle « Le Banc ».  Tu y évoques les grandes questions de l’existence, la solitude, la mort. Jusqu’où s’étend la liberté de l’individu ?

B. C. : C’est une nouvelle qui me tient particulièrement à cœur : ceux qui me connaissent, savent de qui il s’agit. J’ai imaginé cette relation dans la vieillesse, où l’on a la vie derrière soi. Le bilan final, les regrets, l’amertume d’avoir raté quelque chose dans sa vie et le fait de ne plus pouvoir la dominer et la diriger comme on l’entend. Les assauts de la maladie et de la mort : nos derniers instants ; comment gérer cela ?  Oui, mourir dignement, « en beauté » ; on veut choisir l’heure de sa mort, avoir le dernier mot sur elle, ultime fierté, ultime orgueil : mourir en Homme libre.

JFB : Tu abordes toutes les questions épineuses de notre société y compris les différents préjugés et le racisme qui empoisonne les relations humaines. Ce dernier est évoqué sous forme d’anecdote dans « Une goulasch pour deux ». Comment est né l’idée de ce récit ?

 B. C. : Nous en parlions au début, quelle est la part autobiographique dans ce récit.... C’est une scène qui m’avait choquée profondément. Un restaurant paisible, le brouhaha habituel, le bruit des couverts, les allées et venues de la clientèle, etc. Puis, tout d’un coup, comme un seul homme, cette même clientèle paisible devient une meute de loups assoiffés, vindicatifs, appelant au lynchage, au meurtre, le tout reposant sur un malentendu. La victime ? son crime ? une peau noire d’ébène et une langue insaisissable, incompréhensible. Et le plus incroyable, une fois « l’intrus » disparu, le calme qui revient dans la salle de restaurant, les gens chuchotent à nouveau, mangent et boivent en riant. Le contraste était surréaliste. Je me devais de raconter tout cela, de mettre des mots dans la bouche de ces gens et de traduire cet incroyable phénomène social, la multitude qui devient une force, un raz de marée (aux intentions néfastes ou salvatrices, peu importe) et l’individu, la victime, si petit à côté.

JFB : C’est stupéfiant toutes ces coïncidences que vous décrivez dans « L’escapade milanaise ». Notre monde aliéné devient ludique où le livre, l’opéra, la culture même l’amour, le vrai, sincère peut naître. Vous donnez l’espoir à vos lecteurs – c’est bien ça qui est à l’origine de votre écriture ?

B. C. : Nous avons particulièrement aimé la phase d’écriture de cette nouvelle : écrite à quatre mains en alternance.  On ne savait rien du but, du cheminement, des protagonistes, ni de la trame de l’intrigue, elle prenait forme au fur et à mesure.  On découvrait chaque jour ce que l’autre avait écrit la veille. C’est moi qui l’ai terminée.  Et la mayonnaise a pris. Je trouve le résultat épatant au final, il y a une unité de style, de rythme. On y avait incorporé des thèmes que l’on aime, l’opéra, la Scala de Milan, les voyages en train, la charmante promiscuité, l’amour naissant et bien sûr, l’ombre de la mort qui gravit les marches, inexorablement : aura-t-elle le dernier mot ?

JFB : Et maintenant ? Quels sont vos projets ?

B. C. : Et bien tout d’abord, ce jeudi 23 mars aura lieu la présentation de « La Chèvre à 3 pieds » à la librairie Latitudes.  C’est András Fáber, traducteur et interprète de renom qui va animer la soirée. Bien entendu, tous les lecteurs du JFB sont cordialement invités à cet événement un livre, un vin. https://www.facebook.com/events/1224437698456961/?ref=newsfeed

Ma sœur Anne prépare de son côté Heptaméron (Un compte à rebours haletant en sept jours) qui va intégrer, je l’espère en 2024, le deuxième tome de nos nouvelles. Quant à moi, je suis en phase de préparation de l’édition en hongrois des Tributaires. Il est à présent intégralement traduit, (par Irén Józsa) et la relecture est en cours (par Judit Róna) Je suis à la recherche d’un éditeur hongrois. Nous allons lancer un concours via les réseaux sociaux, pour choisir le titre (assez intraduisible) du roman.

D’ailleurs, à propos de concours, je ne suis pas peu fière d’annoncer que ELTE Origó Nyelvi Centrum organise à l’échelle nationale, un concours de traduction pour les écoliers de 14 à 18 ans. Le texte en français à traduire, est un extrait de nos Tributaires (Chapitre V, Danube rouge, La leçon de taragote). Nous en sommes très fières. A la clef, un prix de 30 000 HUF. De plus, j'offrirai en personne un exemplaire dédicacé des Tributaires au gagnant et la Chèvre à trois pieds au seconde et troisième. Voici le lien pour les formalités d'inscription :

https://www.onyc.hu/news/szabari-krisztina-orszagos-forditasi-verseny-2023?fbclid=IwAR1G-MjxrmCmV2i0l07WD2KLapH5Dq2vxpaCTuobFzyuEMsl-4j61cpsOU8

Merci Eva pour cet entretien, chers lecteurs du JFB : au plaisir de se voir à la présentation.

Bonne lecture !

Propos recueillis par Éva Vámos

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