Histoires du passé ?
A propos d’un livre bouleversant sur la Seconde Guerre Mondiale
Avant la rafle (Stilus, 2022) de Patrick Wald Lasowski raconte l’histoire d’une courte période qui avait précédé un « pogrom à la française » effectué à Paris en 1942, récit suivi des « mémoires » d’un Saint-cyrien, engagé dans le contre-espionnage au service de la Résistance. Le livre réserve toute une série de surprises, puisque son auteur, bien qu’il soit une figure polyvalente de la littérature française contemporaine, jusqu’ici s’est fait remarquer surtout comme chercheur et essayiste, étant l’un des plus grands spécialistes de la littérature des XVIIIe et XIXe siècles. Professeur émérite de l’Université de Paris 8 (Vincennes-Saint-Denis), il a publié une vingtaine d’ouvrages d’une originalité frappante et d’une érudition imposante dont il est difficile d’esquisser même dans les grandes lignes les contours essentiels. Ce roman complexe, pour une fois, rompt avec tous ses antécédents personnels en se plongeant dans le passé récent de la France à travers des textes documentaires fictionnalisés (pourtant d’inspiration autobiographique sensible) pour évoquer des événements de la plus grande importance.
En vue de donner un avant-goût de ses écrits, je voudrais tout d’abord citer le magistral Dictionnaire libertin. La langue du plaisir au siècle des Lumières (Gallimard, 2011), qui peut servir de manuel à tous les intéressés. La préface souligne à quel point l’affaire dépasse de loin une simple « mise en alphabet » du libertinage : « Au XVIIIe siècle, la langue de l’Église, le langage du droit, le discours médical s'inquiètent de l'assaut des belles lettres contre l'autorité. La langue est le lieu d'un combat. » Conformément à cette conception ambitieuse, les entrées embrassent l’histoire de chaque notion, expression ou institution (dans l’ampleur permise par le genre). L’article Libertin, libertinage témoigne de l’importance d’un mot de civilisation qui a profondément marqué l’âge classique et le siècle des Lumières. Un autre, Sensualité, passe en revue l’évolution de la notion depuis le Moyen Age à travers la médecine, la philosophie et la littérature. Toilette, à son tour, se présente comme un bel essai sur le mot, tout autant que sur les usages et les représentations qu’il convoque, jusque dans le commentaire de Denis Diderot portant sur un tableau, dans son Salon de 1763. Si ce Dictionnaire libertin est un manuel indispensable pour étudier le courant en question, que dire de l’anthologie, qui l’a précédé, rassemblant les Romanciers libertins du XVIIIe siècle (Gallimard, Pléiade, 2000 et 2005), édition savante en deux tomes établie sous sa direction, préfacé par lui ! Ce travail monumental, qui a certainement servi de « matière première » au Dictionnaire aussi, offre des lectures savoureuses à tous les amateurs du genre libertin, et constitue désormais la base textuelle indispensable pour toutes les recherches qui se rapportent à l’histoire du roman.
Dans l’extrême diversité des œuvres, des thèmes et des problématiques abordés par Patrick Wald Lasowski, cette fois-ci il faut relever l’essai qui réussit l’exploit de reproduire - par des moyens parfois fictionnels - un aspect de la vie privée du romancier français le plus connu dans le monde : Guy de Maupassant, employant des techniques pareilles à celles de son récent livre en question. La Maison Maupassant (Gallimard, 2009) recrée plusieurs tranches de la vie de l’écrivain tourmenté et malade, en faisant référence à l’une de ses rares nouvelles joyeuses, une nouvelle bien célèbre, La Maison Tellier, tout en évoquant également la Maison Blanche, la clinique dans laquelle l’écrivain a terminé sa vie à l'âge de 43 ans. La figure de Maupassant soigné par le célèbre docteur Blanche de la « folie » causée par la syphilis, rattache en plus ce récit à un des premiers essais essai de Patrick Wald Lasowski, consacré précisément à cette maladie. Essai sur la littérature française du XIXe siècle (Gallimard, 1982), Syphilis analyse la hantise de ce mal chez les grands écrivains du siècle qui se voulait le siècle du Progrès, en les enveloppant d’un halo de décomposition, tandis que La Maison Maupassant développe un aspect dramatique du portrait de l’écrivain, à travers son érotisme déviant, l’obsession des démonstrations publiques de sa virilité et les souffrances provoquées par ses maladies (dont plusieurs génétiquement héritées). Les liens fondamentaux entre les textes et le corps de Maupassant éclairent ainsi l’attrait de l’écrivain pour la brièveté des contes et des nouvelles, la partie la plus novatrice et la plus durable de son œuvre, de même que la fierté bizarre - ou l’acceptation résignée - qu’il montre face à la vérole qui accompagne les plaisirs vénaux.
Pour en revenir à l’ouvrage récemment paru de Wald Lasowski, Avant la rafle, mai 1942, en fait il ne s’agit pas d’un, mais de deux romans, puisque les Mémoires du capitaine Tremblé pour une France libre prolongent le temps du premier récit jusqu’au moment de la Libération, dans la lignée du traitement de l’Histoire (avec sa grande hache). Les deux parties consécutives se complètent, mais sont rédigées dans deux genres, proposant des approches et des angles de vues différents. Le premier chapitre d’Avant la rafle commence par reconstituer une réception luxueuse à Paris, à l’ambassade d’Allemagne, un soir de mai 1942, tandis que le second nous mène, le même soir, dans un petit appartement de Montmartre où un petit fourreur juif polonais partage son modeste repas avec son voisin de palier, le sympathique monsieur Roland. La polyphonie des récits fera sonner plus loin une troisième voix dans les mémoires du capitaine qui, saint-cyrien, représente un autre côté, celui des résistants et leur lutte dans la clandestinité et les services de renseignement antifascistes. Conformément au titre du volume, la référence centrale d’Avant la rafle se rapporte à la rafle du Vélodrome d’Hiver (et de Drancy), les 16 et 17 juillet 1942, marquée par l’arrestation à Paris de treize mille Juifs (comprenant des enfants et des vieillards), avant leur déportation vers Auschwitz. Comme il est connu, cette arrestation massive a été organisée et réalisée avec l’aide de la police et la gendarmerie françaises, après des négociations du gouvernement de Vichy avec les nazis. Très peu de déportés de ces convois ont survécu et le souvenir des disparus menace toujours de tomber dans l’oubli, malgré les commémorations, malgré les livres, les documentaires, les films dédiés à leur mémoire.
Ces récits qui évoquent avec autant de maîtrise que de bravoure cette période de la Seconde Guerre mondiale (avec son arrière-plan européen), gagne en importance par un étrange concours de circonstances : Avant la rafle commence, en effet, par l’arrivée très attendue de Louis-Ferdinand Céline à la fête réunissant les notabilités allemandes et leurs collaborateurs français. Et, en 2022, le roman sort au moment où les éditions Gallimard commencent la publication des inédits de Céline, ces manuscrits tenus longtemps pour perdus, dont Guerre, écrit vraisemblablement deux ans après le Voyage au bout de la nuit (1932). La coïncidence ravive ainsi les discussions autour de la figure de Céline, écrivain exceptionnel et ami dévoué des Allemands, sans oublier ses pamphlets violemment antisémites. D’entre ceux-ci, le premier récit évoque d’ailleurs Les Beaux Draps (1941), de même qu’il rappelle Les Décombres (1942), le roman d’un autre journaliste et écrivain profasciste, Lucien Rebatet.
La structure narrative des deux romans offre des variations presque musicales. C’est que dans les deux premiers chapitres, intitulés respectivement « Le banquet des vainqueurs » et « Entrée des ombres », le romancier adopte la posture du chroniqueur omniscient, semblable à celle des romanciers réalistes, comme Balzac ou Dickens. Pourtant, pour le premier il s’appuie sur des personnages authentiques, que connaissent les passionnés d’Histoire, tandis que le second met en scène des héros plus ou moins fictifs. Ensuite, dans les Mémoires du capitaine Tremblé pour une France libre, le narrateur raconte sa vie à la première personne, depuis son enfance en Touraine jusqu’à son engagement dans la Résistance. Les références historiques sont là essentiellement objectives et les rencontres, les épreuves, les actions menées par Tremblé se rattachent à des événements historiques, mais sans exclure, là non plus, des scènes parfaitement fictives. L’approche de l’Histoire offre des tonalités romanesques très variées. Ici, la représentation distante, une peu baroque, d’un banquet fastueux ; là, des tableaux émouvants, portés par un lyrisme désespéré, dans un registre plein d’affection et de compassion ; ailleurs encore, la trépidation du roman d’espionnage.
La technique du contrepoint musical adapté dans les textes traduit parfaitement l’opposition dramatique de deux mondes : l’amitié équivaut à la trahison du côté des collaborateurs, et à la solidarité active, pleine d’écoute et d’affection, du côté des voisins de palier. Itzhak est un fourreur issu de Lwów (Lviv/Lemberg, ou pour nous autres Hongrois, bien auparavant, Illyvó), dont le passé est tout aussi tourmenté que le présent, pourtant l’image de sa ville natale baigne dans les couleurs idylliques de la nostalgie en lui dans l’exil. Lors des modestes dîners qu’il offre, une fois par semaine, à son voisin, leurs conversations tournent autour de la vie polonaise qu’Itzhak a laissée derrière lui, avec sa famille. La magie du souvenir - et la détresse de ne pouvoir y retourner – fait de Lwów « la merveille du monde » : « Les joies qu’il y avait connues s’étaient confondues avec les années d’indépendance de la Pologne, acquise après la Première Guerre Mondiale, après tant de siècles d’invasion, de massacres, de pillages, de partages entre les grandes puissances. » Bien que l’époque paisible se soit vite achevée pour céder de nouveau la place aux pogroms et aux rafles, Itzhak a pu sauver l’un de ses deux petits-enfants, David, qui vit avec lui à Paris. Sur le sort de ses autres parents, il n’a que de mauvaises nouvelles, qu’il évite de communiquer. Gardant pour lui ses craintes et ses angoisses, il élève son petit-fils de son mieux, lui racontant les histoires que lui racontait son père, lui chantant les chansons qu’on chantait au pays, comme le petit air de valse qui dit « Mon vieux, tu peux dire ce que tu veux, / mais rien ne vaut la ville de Lwów. »
Le vif contraste des tableaux opposés porte des messages et des sentiments profonds qui laissent entendre des voix du passé de l’auteur. Le caractère autobiographique du récit est évident, sans qu’on puisse - faute d’une autobiographie ou de confidences de la part de l’auteur - s’arrêter à tel ou tel élément, toujours savamment rattaché aux éléments fictionnels et aux faits historiques. Pourtant, ces interférences latentes se font entendre et, déjà, le nom du héros, Wladski, ressemble à celui de Wald, si l’on y ajoute la désinence en « ski » qui signe le nom d’origine polonaise, Lasowski.
De son côté, Marc Tremblé rappelle dans ses mémoires des épisodes passionnants du contre-espionnage et de la Résistance, parmi lesquels le célèbre attentat contre Heydrich, qu’accompagne partout dans le roman, en bon double fictif, son ami Stögel. Ce dernier s’impose d’ailleurs comme l’un des personnages nazis les plus importants dans la vie de Tremblé. (Si je me permets de relever une « lacune », ce serait l’absence de notes historiques sur les personnages et les lieux authentiques, qui ne sont pas forcément connus des lecteurs, plus particulièrement des lecteurs étrangers. Elles faciliteraient également la distinction du degré de fictionnalisation dans les récits, et cela pourrait encore enrichir la dimension de la lecture.)
La suite et la fin de l’histoire du résistant nommé Tremblé (fondateur d’Antigone, « le plus petit réseau de la Résistance ») sont elles aussi couronnées par le chant, conformément à la structure musicale de l’ensemble. Car, pour assurer un lieu tranquille d’échange de rapports secrets avec son informateur, Tremblé utilise le couvent des Annonciades célestes dans Paris, où il assiste aux répétitions du chœur des Grands enfants, ouvertes au public par la mère supérieure Marie-Ange. Et puisque Tout finit par des chansons, le programme du concert du nouvel an (programme qui reprend celui de la chorale des Rossignolets de Roubaix, à laquelle, dans sa jeunesse, appartenait l’auteur) s’achève aux sons de l’Alléluia du Messiah de Haendel, ce qui donne « une finale » triomphante au roman. Les derniers paragraphes proposent enfin une sorte de coda sur la fin de la guerre qui, malgré les douloureuses épreuves encore à venir, se réjouit de la libération du pays : « Du moins connaissions-nous, à Paris, le foudroiement de la liberté, qui se gagne au plus haut prix dans le cœur de l’humanité. »
Ilona Kovács
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