Livia versus Marie

Livia versus Marie

MŰSZAK

Il faut se rappeler deux événements : le mystère des tableaux disparus (1), dont l'explication est la révolte des maîtres qui, de l’au-delà, ont effacé leurs tableaux cachés dans des coffres-forts ; et la réapparition puis la disparition définitive des couleurs d'un tableau exposé dans la vitrine d'un encadreur, János (2).

János avait acheté un lot de toiles vides afin d’en réutiliser les cadres. Après avoir restauré et commercialisé ces derniers, il avait fait don des toiles inutilisées à des artistes de la région.

Quelques-unes de ces toiles se trouvent chez Livia.

Livia est une artiste très douée, qui a étudié les beaux-arts à Pécs. Elle est membre de l'Association des artistes hongrois et organise avec son mari, chaque année, une colonie d'artistes (3) dans le jardin féerique de leur maison. Là se retrouvent des peintres, des sculpteurs, des poètes-écrivains et des musiciens. A la fin de la manifestation, deux œuvres de chaque artiste sont présentées. Les peintures et sculptures, toujours d'un bon niveau, sont attractives. Quant aux textes, Livia les illustre pour les rendre plus attrayants. Cette manifestation culturelle est très appréciée dans la région et la télévision locale en fait chaque année un reportage détaillé. La télévision nationale la présente aussi sur sa chaîne culturelle.

Livia crée aussi des gobelins, dont certains ont été présentés à des concours nationaux et internationaux, où ils ont été primés. Parfois, pour arrondir les fins de mois, elle accepte de faire des portraits. Si elle vivait dans une des grandes capitales de l'art, elle serait probablement très connue et appréciée. Mais elle vit dans un village près du lac Balaton situé à côté d'une petite ville. Et comme dans toute province en Hongrie, la culture reconnue se résume à la sauvegarde des traditions et aux commémorations des révolutions et guerres perdues. Le talent de Livia n'est ainsi apprécié et reconnu que dans un cercle restreint.

Livia a donc reçu des toiles vides de János. Elle s'empresse d'essayer un de ces nouveaux supports. Elle travaille avec de la peinture acrylique sur une toile d'environ 72 x 90 cm. Elle dessine deux enfants, une fille et un garçon d'une dizaine d'années, et deux oiseaux, dans l’idée d’illustrer le poème Moesta et errabunda de Charles Baudelaire et plus spécialement la ligne « (...) le vert paradis des amours enfantines » (4). Ensuite elle commence à colorier puis, la nuit venue, elle couvre le tableau d’un drap léger et va se coucher.

Le lendemain, quand elle ôte le drap de la toile pour continuer son travail, elle est face à l'incompréhensible. Les couleurs qu’elle avait posées ont disparu et les dessins ont été modifiés. A la place des deux enfants, elle découvre deux jeunes femmes et les oiseaux ont changé de place et de forme. Interloquée, elle appelle son mari, Ferdi. Lui non plus ne comprend pas ce qui s’est passé. Le couple décide de pousser l'expérience plus loin. Livia reprend ses pinceaux et peint le même motif de la veille sur la toile ; mais cette fois, elle va jusqu'au bout. Le tableau est colorié, terminé. Avec son téléphone portable, elle prend un cliché de son œuvre.

Le lendemain matin, elle constate que son travail a de nouveau disparu et a été remplacé par le même dessin de deux jeunes femmes et deux oiseaux, mais auxquels sont venus s’ajouter un troisième oiseau et un chien.

Elle n’en croit pas ses yeux ! Pour garder une trace, elle photographie le tableau transformé. Puis, décidée à comprendre, elle refait sa propre œuvre, le plus proche possible de ce qu'elle a réalisé le jour précédent. Elle fait une photographie de sa peinture. Mais cette fois, elle décide avec Ferdi de veiller et de surveiller le tableau. Les deux s’installent dans le séjour de la maison qui sert aussi d'atelier, mettent la lumière en veilleuse et, à tour de rôle, surveillent le tableau et dorment. Il ne se passe rien pendant la nuit et au matin, l'œuvre de Livia est intacte, avec les deux enfants et les deux oiseaux.

Ferdi va travailler au jardin et Livia s’en va faire des commissions. Après le repas de midi, ils vont boire un café au séjour. Ils constatent que la toile est vide. Elle ne contient plus rien, ni enfants, ni jeunes femmes, ni oiseaux, ni chien. Il ne reste plus que la toile blanche.

Livia, cette fois-ci, s'énerve.

  • Si ça continue, il ne va plus me rester de couleurs.
  • Oui, et tu perds ton temps.
  • Je suis quand même curieuse de comprendre ce qui se passe.
  • Tu veux peindre à nouveau le même sujet ?
  • Oui, mais cette fois, à la place de la peinture acrylique, je vais utiliser de la peinture à l'huile.
  • Tu fais comme tu veux, mais moi, je ne veille plus. J'ai besoin de dormir.
  • Moi aussi, je vais dormir cette nuit ; mais demain, si ce cirque continue, j’irai voir János pour lui demander s'il a une idée de ce qui se passe.

Et Livia se remet à l'ouvrage. Dans le séjour, ça sent un peu la térébenthine. Si le couple travaille plutôt avec la peinture acrylique, c'est précisément pour éviter ce désagrément. Le beau tableau, une fois terminé, est à nouveau photographié.

Livia et Ferdi se souhaitent une bonne nuit. En fait, elle ne l’est pas vraiment. Ce phénomène étrange chasse leur sommeil. Le matin, encore un peu endormis, ils se rendent au séjour pour constater que, de nouveau, la même autre œuvre est venue remplacer le travail de Livia. Cette fois cependant, le tableau semble achevé : les deux jeunes femmes sont assises dans une barque. Un chien essaie de sortir de l'eau et de monter dans l'esquif. A côté de lui, sur le rebord, un cacatoès blanc et, plus haut sur la droite, deux autres oiseaux. C'est de la peinture à l'huile mais avec des couleurs pastel. Les formes sont un peu imprécises, mais reconnaissables et belles. Nouvelle prise de photos.

Livia se rend au magasin de János pour lui raconter, photos à l'appui, ce qui lui arrive. L'encadreur lui raconte alors la manière dont il s'est procuré les cadres, et par conséquent les toiles. Il rappelle ce qui s'était passé avec un tableau de Picasso dont les couleurs avaient réapparu, ce qui avait mis la ville en émoi, puis avaient définitivement disparu. Pour la toile avec les deux femmes, les oiseaux et le chien se trouvant chez Livia, il ignore qui en est l’artiste.

Quand Livia est de retour à la maison, un ami peintre du couple se trouve avec Ferdi. Il contemple le tableau ressuscité. Ayant vécu à l'Ouest, en territoire francophone, il a reconnu le style de Marie Laurencin (5). Il avait vu ses œuvres exposées à L'Orangerie à Paris. Pour Livia et Ferdi, ce nom n'est pas inconnu mais ils ne connaissent pas le travail de cette artiste.

L'ami se souvient qu'il possède le catalogue d'une exposition de la Fondation Pierre Gianadda (6), consacrée à Marie Laurencin. Il retourne chez lui et retrouve le document, intitulé : « Marie Laurencin – Cent œuvres des collections du musée Marie Laurencin au Japon ». Il ne se souvient pas d'avoir visité cette exposition. Peut-être avait-il acheté ce catalogue lors de la visite d'une autre exposition à Martigny.

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De retour chez Livia et Ferdi, ils feuillettent ensemble le catalogue et trouvent, à la page 77 l'objet numéro 36, un tableau intitulé « La barque » avec le descriptif : « Vers 1920 – Huile sur toile - 71,8 cm x 90 cm – Ancienne collection : Galerie Paul Rosenberg, Paris ». Ce n'est pas tout à fait le même tableau, de petites différences sont relevées çà et là. Il se peut que l'artiste ait traité le même sujet plusieurs fois.

Que faire ? Sachant que le tableau de Picasso avait définitivement disparu dans le coffre du tribunal, Livia décide de tenter de sauver celui de l’artiste française. Elle se met au travail. Sur sa palette, elle recrée les couleurs pâles de Marie Laurencin. Couleur après couleur, elle recouvre la peinture originale en respectant exactement les formes. Le soir, la toile est transformée en un tableau à double couche, avec en dessous la peinture originale de Marie Laurencin et, par-dessus, la peinture de Livia. L’œuvre est naturellement prise en photo.

Le lendemain, la peinture reste visible, mais il est impossible de distinguer si la toile a une ou deux couches. Par prudence, Livia décide d'attendre pour être sûre que la toile ne va pas redevenir blanche. Un mois plus tard, rien n'a changé. Un tableau magnifique trône dans le séjour. Il s’agit toutefois de tenter encore une nouvelle épreuve avant de rendre la chose publique. Ferdi enferme l’œuvre dans une armoire pour s'assurer que, dans le noir, les couleurs persistent.

Au bout d'un mois supplémentaire, rien n'a changé. Alors, avec l'aide du traducteur DeepL, Livia prend contact avec Monsieur Hirohisa Takano-Yoshizawa, directeur et secrétaire général du Musée Marie Laurencin à Tateshina au Japon.

Elle explique ce qui s'est passé, joint les photographies à son courrier électronique. Le musée est intéressé et demande à un laboratoire d'experts de Vienne, en Autriche, d'analyser le tableau. Les résultats confirment le récit de Livia. Les fibres de la toile correspondent à celles utilisées par Marie Laurencin et les couleurs à l'huile sont actuelles. Pour le reste, il y a des traces de rayonnement comme celles constatées sur les autres toiles de maîtres dont les couleurs ont disparu.

Avant que les autorités hongroises n'aient vent de l'affaire et séquestrent le chef d’œuvre, Livia vend le tableau au musée japonais.

En fin de compte, elle est contente. Elle a le sentiment d'avoir livré un combat avec l’esprit de Marie Laurencin et d'avoir gagné son amitié, puisque cette dernière l'a finalement laissée sauver son œuvre. Et elle a gagné assez d'argent pour pouvoir entreprendre quelques voyages culturels dont elle avait envie depuis longtemps.

De plus, aujourd’hui, des professionnels de l'art au Japon et en Autriche savent qu'une artiste au nom de Livia existe.

https://www.youtube.com/watch?v=QHNT1wAs-WA (reportage en hongrois)

©Bálint Géza (Valentin) Basilides

(1) Paru dans le Journal Francophone de Budapest le 31.12.2023 sous le titre : „Le mystère des tableaux effacés”

(2) Paru dans le Journal Francophone de Budapest le 31.12.2023 sous le titre : „Réapparition”

(3) MÜSZAK ((Művészek Szabad Alkotóközössége en français : Cercle des artistes libres) est organisé chaque année par Ferdinánd Takács et Livia Szenc Takács à Cserszegtomaj. Ce cercle est autofinancé et ne reçoit aucun soutien des autorités. Les artistes y déposent deux de leurs œuvres durant une année, afin que ces dernières soient exposées. La colonie d'artistes existe depuis 2009. Elle remplace une fondation créée et subventionnée par le village, qui a été supprimée par le nouveau maire élu en 2008.

(4) Les Fleurs du Mal (1857)

(5) Marie Laurencin (1883 – 1956) est une artiste-peintre française, associée à la naissance de l'art moderne et de l'école de Paris.

(6) La Fondation Pierre Gianadda est en Suisse, à Martigny. Elle est un lieu éminent de la vie culturelle suisse. Elle abrite trois expositions permanentes : le Musée gallo-romain, le Musée de l’automobile et le parc des sculptures. Depuis 1979, elle organise des expositions temporaires consacrées à des artistes de renommée internationale.

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