PLANTU
Caricaturiste connu de tou.te.s, illustrateur émérite des unes du journal « Le Monde » pendant plus de 50 ans, Plantu nous a récemment fait l’honneur d’être présent à l’Institut français de Budapest afin d’inaugurer l’exposition présentant certaines de ses œuvres majeures, actuellement affichées au sein de la verrière du bâtiment, et ce jusqu’au 22 mai 2023. Divers sujets sont abordés, tels que la politique française et hongroise, l’incendie de Notre-Dame, ou encore les attentats de 2015. Ainsi, cela permet d’avoir un bref aperçu du travail du dessinateur, et permettra sans doute à beaucoup de se pencher sur le reste de sa carrière. Après une séance de dédicaces de ses ouvrages au sein de la librairie Latitudes et quelques échanges avec les personnes présentes, l’évènement majeur de l’après-midi a pu débuter : une table ronde intitulée « La liberté d’expression, un bien commun ».
Plusieurs invités étaient présents à l’occasion de ce débat : il y avait évidemment Plantu, mais également Szabolcs Dull, journaliste animant l’échange, ainsi que Gábor Pápai, Marabu, Dániel Merényi et Béla Weisz, les quatre seuls caricaturistes en ayant fait leur métier en Hongrie. Ils ont échangé pendant plus d’une heure et demie sur l’importance de ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression, les moyens de le préserver, ainsi que la place grandissante des réseaux sociaux et de la censure. Après une rapide présentation du travail de chacun, la question de la différence de traitement entre les dessinatrices et dessinateurs en France et en Hongrie est évidemment arrivée au cœur de la discussion : en effet, comme chacun le sait, la liberté d’expression est gravement mise en danger à l’Est. Depuis plusieurs années, les médias d’Etat hongrois supplantent peu à peu ceux indépendants, et l’usage de la censure est de plus en plus fréquent, mettant donc en difficulté les professions reliées à ce milieu. Comme l’indique l’ONG “Reporters sans frontières”, la concentration des médias sous les quatre mandats consécutifs d’Orbán n’a eu de cesse de s’accroître, le Fidesz détenant actuellement plus de 80% du paysage médiatique. En 2021, Irène Khan, rapporteuse spéciale de l'ONU pour la protection de la liberté d'opinion et d'expression, alertait sur “l’environnement médiatique perverti en Hongrie où le pluralisme, l'indépendance et la diversité des médias sont remis en question”. De plus, le pays n’était plus qu’à la 89ème place au Classement mondial de la liberté de la presse 2020, en recul de 2 places par rapport à 2019. Cela bloque quasiment toute tentative, aussi minime soit-elle, de critique, de quolibet ou de dénonciation.
L’illustration parfaite de cette censure est incarnée par l’affaire judiciaire opposant Gábor Pápai au gouvernement en place. En avril 2020, le dessinateur publie une caricature impliquant la religion chrétienne, ce qui provoque les ires du KPND, le Parti populaire démocrate-chrétien. Ce dernier condamne fermement la satire ainsi que le journal Népszava, invoquant un dessin “blasphématoire” et irrespectueux à l’égard des chrétiens. Victime de multiples menaces, le même processus se répète quelques mois plus tard, cette fois-ci pour “atteinte à la Nation”. Ce dessin entraînera un passage devant la justice, causé par une plainte déposée par le député Imre Vejkey. La Cour métropolitaine de Budapest ainsi que la Cour Suprême de Hongrie condamneront Pápai, portant un coup supplémentaire à la liberté d’expression au sein du pays. Actuellement, l’affaire a été portée devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le journal ainsi que le dessinateur estimant qu’aucune atteinte n’avait été effectuée par l’intermédiaire de cette caricature. Ainsi, cet exemple montre à quel point le métier de caricaturiste est compliqué, voire même dangereux, au sein d’un pays gouverné par des opposants à la liberté d’expression. Cela explique donc le fait qu’ils soient si peu nombreux à être professionnels, les espoirs d’avenir étant limités pour ces types de métiers.
Cependant, comme le rappelait Plantu en mentionnant l’épisode des caricatures danoises de 2005, les démocraties “totales” connaissent aussi des difficultés. En effet, des dessins évoquant la religion musulmane avaient été publiés dans un quotidien danois, provoquant la mise à prix de la tête des 12 dessinateurs par un groupe extrémiste pakistanais, et entraînant également des manifestations plus ou moins pacifiques à travers le monde. Cette affaire a intensifié les tensions communautaires, montrant l’importance sociétale que de simples dessins peuvent prendre. Les conséquences peuvent parfois être irréversibles, comme en attestent les attentats de Charlie Hebdo en 2015 à Paris, qui ont entraîné la mort de 12 personnes. Ainsi, même si la liberté est bien plus grande dans les démocraties occidentales, le risque n’est néanmoins pas nul. Plantu a par ailleurs longuement insisté sur le rôle nouveau des réseaux sociaux dans cette exacerbation des réactions, se rappelant qu’à l’époque, il dessinait sans craindre de représailles ; aujourd’hui, chacun pouvant s’exprimer et donner son avis sur la place publique, il est plus facile de provoquer un tollé. Il faut donc prendre en compte ce changement générationnel, via l’utilisation de Twitter et d’Instagram notamment. Actuellement, tout se répand comme une traînée de poudre, et un scandale peut rapidement éclater, pouvant possiblement mettre en danger la vie d’autrui. Cela ne nous a été que trop rappelé via l’assassinat de Samuel Paty, ce professeur de collège décapité après avoir montré des caricatures représentant le prophète.
Il ne faut malgré tout pas entièrement noircir le tableau, la liberté d’expression ayant encore une place fondamentale dans une majorité de pays, la France l’ayant par ailleurs inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dès 1789. De plus, il est nécessaire de dire que la nouvelle génération est bien plus alerte quant aux discriminations et moqueries, restreignant parfois le coup de crayon des dessinatrices et dessinateurs, mais ce qui n’est in fine pas une mauvaise chose. On se rappelle par exemple de la une de “Charlie Hebdo” en 2021, qui avait suscité de grandes réactions, notamment en Belgique : on y voyait le chanteur belge Stromaé demander “Papa où t’es”, entouré de moignons, référence au fait que son père soit mort découpé à la machette en 1994, lors du génocide rwandais. Blague de mauvais goût ou simple dessin provocateur ? Lorsque cela porte atteinte de manière si personnelle à une personne, on peut se dire qu’il est légitime de dénoncer certaines caricatures. Ainsi, ce qui serait passé inaperçu il y a 20 ans est aujourd’hui pointé du doigt, pour le meilleur comme pour le pire.
Le 21ème siècle et l’ère des réseaux sociaux ont donc permis une réinvention de la notion de liberté d’expression. Afin de continuer de protéger cette liberté, Plantu a fondé l’association « Cartooning for Peace » en 2006, ayant pour but de défendre les dessinatrices et dessinateurs de presse, tout en sensibilisant à l’importance des droits de l’Homme, ainsi qu’au respect des cultures et des libertés. Gagnant en importance chaque année, ce réseau international compte actuellement plus de 280 caricaturistes de presse à travers le monde, permettant la mise en place de divers événements et interventions, notamment au sein des écoles.
La venue de Plantu à Budapest a donc permis à chacune et chacun de réfléchir sur l’importance que revêt la liberté d’expression au sein de nos sociétés, et quels moyens mettre en œuvre pour la préserver. Pour clôre cette conférence, le caricaturiste a énoncé cette fameuse phrase attribuée à Pierre Desproges, disant “On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui”, laissant nos esprits méditer quant aux implications de cette formule.
Louise Damin
- 45 vues