L´opéra bouffe italien, un remontant bienvenu par les temps qui courent...
Lorsqu´après maintes tentatives, Rossini finit par être reçu chez Beethoven, ce dernier le félicita pour la partition du Barbier de Séville dont il fit grand éloge. Mais non sans ajouter : „Ne cherchez jamais à faire autre chose que l’opéra bouffe ; ce serait fausser votre vocation que de vouloir réussir dans un autre genre. L’opéra seria n’est pas dans la nature des Italiens”...par contre ... „Dans l’opera buffa, nul ne saurait vous égaler, vous autres Italiens”. Jugement auquel nous ne pouvons que souscrire au vu des œuvres passées ou parues à cette époque. Par contre un jugement inapplicable aux œuvres à venir où les Italiens, à partir des années trente, vont précisément renverser la tendance et se révéler maîtres dans l’opéra seria.
Pour remonter aux racines de l’opera buffa, il nous faut revenir un siècle en arrière à Naples. D’aucuns situent l’origine de l’opéra napolitain au milieu du XVIIème siècle avec les premiers opéras d’un certain Francesco Provenzale, suivi par Alessandro Scarlatti. Et aussi avec l’apparition de la Comedia dell Arte sur les tréteaux et dans les carnavals. Certes, Naples commençait alors à prendre le dessus sur Venise, mais on ne saurait vraiment parler alors d’opéra napolitain au sens où nous l’entendons aujourd’hui, les œuvres alors produites relevant du genre sérieux. C’est dans les années 1720-1730 que l’on peut situer la véritable naissance de l’opéra bouffe ou semi seria napolitain, notamment avec l’ouverture du théâtre San Carlo qui offrait plus de deux mille places ! Rappelons que, par sa population, Naples était alors la troisième ville d’Europe et passait pour beaucoup pour être la capitale de la musique.
Notre intention ici n’est pas de reconstituer une histoire de l’opéra napolitain et de l’opéra bouffe en général, tâche qui nous entraînerait bien trop loin. Ce qui m’amène à aborder le sujet relève davantage du besoin que je ressens de réhabiliter un genre injustement considéré comme mineur ou trop léger, partant de réhabiliter ses auteurs, trop souvent ignorés ou méprisés des mélomanes. Un genre, ne l’oublions pas, dont l’influence aura été profonde sur un Joseph Haydn, mais aussi sur les grands opéras de Mozart. Un genre qui aura été particulièrement prisé par nos encyclopédistes, mais aussi par des souverains tels que Joseph II, Frédéric II et surtout la Grande Catherine II qui fit venir nombre de compositeurs italiens à sa cour.
Les noms à retenir ? On cite souvent au départ les noms de Leo, Vinci, Porpora et Pergolese, mais c’est surtout avec les deux générations suivantes, Traetta et Piccini, puis le trio Paisiello-Cimarosa-Martin y Soler que le genre connut son apogée. Paisiello connut une immense popularité (rappelons que ses fans sèmeront la pagaille lors de la création à Vienne du Barbier de Rossini). Paisiello, favori de Napoléon qui, rien qu’en 1789, fut représenté non moins de 110 fois sur la place parisienne. Je pense toutefois que Cimarosa et Martín y Soler (ce dernier d’origine espagnole) offrent une qualité sensiblement supérieure. Si Cimarosa est bien connu pour son Mariage secret, le nom de Martin y Soler l’est moins. Et pourtant, son opéra Una Cosa rara est cité par Mozart dans la finale de Don Juan avec une allusion flatteuse. Mozart qui était en bons termes avec le compositeur espagnol pour qui il écrivit quelques airs de remplacement. Mais, si la Cosa rara tient la vedette, Martín y Soler en composa d´autres, tout aussi réussis : „La capricciosa corretta” („La capricieuse corrigée ou L´école des époux) et surtout „Il burbero di buon cuore” (Le bourru au grand cœur) qui, présenté à Vienne la même année que Les Noces, obtint un succès au moins égal. Une référence : tous ces opéras écrits sur des livrets de Da Ponte. Qui était-il ? Né à Valence, Vicente Martín y Soler, fit carrière sur les scènes d´Italie et de Londres, puis à la cour de Catherine II, avec deux années passées entre temps à Vienne. Publiés sous le nom de Vincenzo Martini, ses opéras connurent à l´époque un immense succès. Créée en janvier 1795 à Londres, La Capricciosa fut pratiquement entièrement bissée et suscita dans la presse anglaise une critique enthousiaste („plus italien que les Italiens...”). Tombé injustement dans l´oubli, il a été récemment réhabilité, notamment grâce aux efforts déployés par le Catalan Jorgi Savall et, surtout, le chef français Christophe Rousset. Christophe Rousset qui n´hésite pas à dresser pour certains passages un parallèle avec Mozart. Sans aller jusque-là, un critique ne tarit pas d´éloges sur la partition : „La musique est simple, séduisante, bien orchestrée avec une profusion de couleurs... Le mécanisme fonctionne à la perfection avec des rythmes appropriés sans longueurs inutiles, de sorte que les scènes se succèdent à un rythme saisissant, donnant une sensation de fraîcheur et de spontanéité.” (Il Burbero)
Puisque nous évoquons Don Juan, à citer également Gazzaniga, qui écrivit un Don Juan avant celui de Mozart (encore qu´il s´agisse de dramma giocoso et non d´opéra bouffe). Mais encore Mosca (déjà une „Italienne à Alger” !), Galuppi ou Anfossi (dont la charmante Finta giardiniera précéda d’un an celle du jeune Mozart). A citer encore, bien qu´il fût plutôt porté sur l´opera seria, le truculent Falstaff de Salieri (1). A noter que, sympathisant ouvertement pour les idées de la Révolution française, Cimarosa et Paisiello furent bannis par les Bourbons à leur retour sur le trône de Naples, Pasiello faisant même de la prison.
Comment qualifier en deux mots l’opéra napolitain ? A savoir tout d’abord qu’il se situe souvent à mi-chemin entre le bouffe et le semi sérieux (dramma giocoso qui sera repris dans le Don Juan de Mozart). L’opéra napolitain est essentiellement caractérisé par une mise en valeur de la voix et par l’apparition de ce que l’on appellera le bel canto (ici à prendre encore dans le bon sens du terme). Mais aussi par l’apparition de ces grands et longs finales que l’on retrouvera chez Haydn et Mozart. Et par la mise en avant des instruments à vent, jusque-là négligés, pour accompagner et souligner la voix, parallèlement à une orchestration plus fouillée, notamment dans les ouvertures. Seul point faible : le livret qui demeure encore assez simpliste - encore que certains fussent écrits par Métastase et, on l´a vu, par Da Ponte - loin des grands livrets qui inspireront Mozart. Et aussi une caractérisation des personnages (approche psychologique) peu fouillée. Précisément là où Mozart déploiera tout son génie. Le canevas, assez simple, restant pratiquement toujours le même : un jeune couple amoureux voit ses élans contrariés par les obstacles posés par un vieux barbon qui finira par être dupé pour que tout finisse dans la liesse (tiens, le Barbier !)
Rappelons que, si l’opéra est aujourd’hui le fait d’une élite, ou reste du moins l’apanage d’un public mélomane, il n’en était rien en cette fin de XVIIIème. Il remplaçait un peu ce que nous appelons aujourd’hui musical et servait souvent à distraire un public populaire.
Voilà donc où l’on en était en ce début des années 1810, lorsque surgit la comète Rossini. Un phénomène unique, à part, hors de tout classement. Un auteur non seulement prolixe - il composa près d’une quarantaine d’opéras en 15 ans ! - mais aussi hautement sympathique. Bon vivant (on citera son „tournedos Rossini”), se donnant une réputation de paresseux (il arrêta de composer - du moins des opéras - à l’âge 37 ans alors qu’il lui restait près de quarante années à vivre...). Au plan musical, il imprima à ses œuvres un style très particulier et hautement séduisant. Notamment avec ces longues finales à plusieurs détentes et, bien sûr, ses célèbres crescendos. Mais ses opéras dépassent largement le cadre de l´opéra bouffe, le surpassent, sortant donc du cadre de notre propos.
Conclusion ? On aurait bien tort de négliger un genre qui, si, certes, il ne rejoint pas les grands sommets du répertoire, eut son heure de gloire et, aujourd´hui encore, n´a rien perdu de sa fraîcheur. En ces temps difficiles, un bon remontant à placer comme intermède entre l´écoute de nos chefs d´œuvre favoris. Un entremets savoureux à déguster entre deux spécialités du chef. Une expérience à tenter, ne nous en privons pas. (2)
Pierre Waline
(1): dont un excellent enregistrement paru en 1985 sous le label Hungaroton.
(2): avec l´embarras du choix, les enregistrements, souvent de qualité, se multipliant depuis quelque temps.
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