« Les Abencérages » de Cherubini : un opéra français tiré de l´oubli

« Les Abencérages » de Cherubini : un opéra français tiré de l´oubli

Abencerages

Créé à Paris le 6 avril 1813 en présence de l´empereur et de Marie-Louise, „Les Abencérages” (ou „L´étendard de Grenade”) fut favorablement reçu par le public… Pour tomber par la suite dans l´oubli avec la chute de l´empire (2). Il s´agit de l´un de ses derniers opéras parmi la quelque trentaine d´œuvres lyriques que nous a laissées le maître italien, marquant son retour à la scène après dix années de silence. Cherubini (1760-1842) que Beethoven – de façon quelque peu excessive – portait aux nues, mais également loué par Berlioz et Mendelsohnn, précisément au sujet de cet opéra (1).

L´intrigue ? Le schéma classique d´une love story sur fond d´affrontements politiques. L´action nous transporte au XVème siècle en Espagne, dans le royaume de Grenade. Deux familles s´affrontent : les Abencérages face aux Zégris régnants. Les amants : un certain Almanzor et sa belle Noraïme. Comme dans Romeo et Juliette, tous deux victimes de la rivalité entre leurs familles respectives. Rien de très original, somme toute, mais de quoi donner prétexte à une musique inspirée. A en croire les critiques, tel fut le cas avec notamment la présence de fort beaux chœurs. On en cite généralement son fameux air „Suspendez à ces murs”, ainsi que le ballet du premier acte sur une mélodie populaire, „La Folia di Spagna”. Relevant encore la „richesse symphonique de l´orchestre”, notamment dans les grands tableaux de fins d´acte „habilement ordonnés” (Piotr Kaminski). Un opéra considéré comme précurseur du grand opéra français.

Le livret, de Victor Etienne-de-Jouy, est basé sur un roman historique de Jean-Pierre Clavis, „Gonzalve de Cordoue” (3). En deux mots : nous sommes à Cordoue en 1480. Almanzor, noble guerrier de la famille des Abencérages, doit épouser la princesse Noraïme, de la famille royale des Zégris. Ce à quoi s´opposent trois membres du clan Zégri qui jurent sa perte. Alors que le mariage reçoit la bénédiction du roi de Castille, que leur transmet le chevalier Gonzalve, une rébellion éclate en pleine noce, fomentée par les ennemis du couple (conduits par le vizir Alémar,). Rébellion matée par Almanzor. Combat au cours duquel lui est subtilisé l´étendard sacré de Grenade, dont la perte est passible de peine de mort, transposée ici en exil. Surpris lors d´une rencontre secrète avec son amante qui lui propose de s´enfuir avec lui, Almanzor voit sa peine commuée en peine capitale, condamné à être précipité du haut des remparts. C´est Gonzalve qui, révélant la vérité (piège tendu par Alémar et ses complices) sauvera les deux amants dont sera finalement célébrée la noce, alors que les traitres se verront à leur tour condamné. Happy end !

Pour sa création hongroise, l´opéra de Cherubini nous était servi ce soir par l´Orchestre Orfeo et le chœur Purcell placés sous la direction de leur chef et fondateur György Vashegyi. Représentation qui s´inscrivait dans le cadre du Festival de Musique ancienne, en coproduction avec la Fondation du Palazzetto Bru Zane de Venise (promotion de l´opéra français), en version concert au Palais des Arts de Budapest. György Vashegyi, qui collabore étroitement avec le Centre de Musique baroque de Versailles, était au départ un grand amateur et connaisseur de l´opéra baroque français qu´il s´est efforcé de faire connaître au public hongrois par de nombreux concerts et enregistrements. Désormais, il a choisi d´étendre son action à l´opéra romantique, avec donc cette première donnée ce soir (4). Pour l´entourer, une équipe internationale. Dans les deux rôles principaux, la soprane française Anaïs Constans et le ténor lithuanien Edgaras Montvidas. Autres rôles à citer, le baryton Thomas Dolié, Victoire de la Musique 2008, incarnant le vizir, et notre autre compatriote, le ténor Artavazd Sargsyan en Gonzalve.

Alors ?

L´œuvre, tout d´abord. Quelques beaux moments entrecoupés de passages à vide. C´est incontestablement dans les grands ensembles que Cherubini était à son aise, notamment avec ces forts beaux chœurs dont l´œuvre abonde. Mais aussi des longueurs, avec des airs (soli et duos) interminables. Quelques exceptions, tel ce charmant duo d´amour entre Almanzor et Noraïme, délicieusement accompagné par la harpe et les bois, par lequel débute le dernier acte. Le temps fort de l´œuvre : son long et merveilleux final qui n´est pas sans rappeler le final de Fidelio. A l´opposé, une ouverture quelconque et un premier acte un peu long à démarrer.  Quant au livret, bien agencé, mais non exempt d´une certaine grandiloquence. Certes, c´était le style de l´époque, celui de l´opéra héroïque (que Beethoven admirait tant) en vogue sous la Révolution et l´Empire, mais qui passe moins bien de nos jours.

L´interprétation ? Les chanteurs tous excellents, la palme revenant à la soprane Amaïs Constans qui campait admirablement une Noraïme héroïque, solide et inébranlable dans son amour pour Almanzor. Mais c´est avant tout le chœur qui tenait ce soir la vedette. Irréprochable, même au plan de la diction, notamment chez les femmes, davantage sollicitées. Des chœurs, il faut dire, servis par une belle partition, ne se cantonnant pas à un pur rôle décoratif, mais prenant part entière au déroulement de l´action. Par contre, un orchestre que, contrairement à son habitude, j´ai trouvé ce soir un peu en retrait (avec des cuivres par moments approximatifs). Des musiciens rodés au répertoire baroque, apparemment moins familiarisés avec ce type de musique richement orchestrée.

Un grand regret : une interprétation donnée en version de concert, figée, sans le moindre jeu, les chanteurs placés au-devant de la scène, restant immobiles chacun planté derrière son pupitre. Précisément pour une œuvre offrant une action fournie avec de fréquents mouvements de foule. Notamment desservi : le charmant ballet qui clôt le premier acte, ici sans danseurs, ce qui lui faisait perdre toute sa saveur. Et pourtant écrit sur une musique qui s´y serait admirablement prêtée (danses d´Espagne).

Dommage… Reconnaissons au chef le mérite d´avoir ressorti des cartons une œuvre pratiquement jamais jouée pour nous la faire découvrir et apprécier. Il eût malgré tout fallu, pour bien faire, nous la présenter sur scène avec costumes et décors. Mais ne boudons pas notre plaisir : même ainsi, nous aurons eu la chance d´entendre – sinon de voir... – une œuvre qui en valait la peine, même si elle ne figure pas au rang des grands chefs d´œuvre du répertoire. 

Aucun regret, donc. Sentiment partagé par une assistance clairsemée, mais apparemment ravie (5).

Pierre Waline

(1): un Berlioz non rancunier quand on sait qu´il fut honteusement chassé du Conservatoire par Cherubini qui en était le directeur.

(2): encore représenté en 1828 à Berlin sous la direction de Spontini qui en remania sensiblement la partition.

(3). Victor Etienne-de-Jouy était un librettiste très prisé, travaillant notamment avec Spontini (La Vestale) et Rossini  (Moïse et Pharaon, Guillaune Tell). Petit neveu de Voltaire, Jean-Pierre Clavis était surtout connu comme fabuliste, mais sans avoir le talent de son grand-oncle.

(4): qui fera prochainement l´objet d´un enregistrement. NB: pour son action déployée au service de l´opéra français, le chef hongrois vient de se voir remettre les insignes de Chevalier des Arts et des Lettres.

(5): le concert était en même temps transmis sur les réseaux.

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