Deux jeunes pianistes venues de Paris à la conquête du public hongrois

Deux jeunes pianistes venues de Paris à la conquête du public hongrois

Buniatishvili

Les soeurs Buniatishvili en concert à l´Académie de musique

Les adeptes de la chaîne Mezzo la connaissent bien : Khatia Buniatishvili figure, en effet, parmi les jeunes pianistes que l´on y croise régulièrement. Ce dont nous ne nous plaindrons pas. Tout d´abord par son jeu séduisant, vif et animé, mais aussi pour ce sourire et ce charme auquel nul ne saurait résister. Un ”jeu” au sens propre, car elle y prend un plaisir évident. Originaire de Géorgie, Kahtia vit à Paris depuis 2011. Après une première parution en public à l´âge de six ans, elle poursuivit ses études à Tbilissi avec un passage à Vienne. Invitée de plusieurs festivals (dont La Roque d´Anthéron), elle se produit non seulement comme soliste, mais également comme chambriste, notamment avec Renaud Capuçon. Louée - parfois jalousée - pour avoir, par son style et son look, rajeuni la „profession” (1). Ce que nous ignorions, par contre, est qu´elle a une sœur, Gvantsa, que l´on dit également pianiste talentueuse. Un an les sépare, mais, au dire de Khatia, elles se considèrent comme jumelles et se sentent en parfaite harmonie. C´est ce dont nous allions pouvoir juger ce soir avec un programme les associant dans Bach (concert pour deux pianos BWV 1060) et Mozart (concerto pour deux pianos K 368), précédés du quintette en fa de César Franck. Pour les accompagner, les musiciens du Concerto Budapest placés sous la baguette de leur fondateur, András Keller. Une formation que la pianiste connaît bien pour l´avoir déjà côtoyée par le passé.

Créé à Paris en janvier 1880, le quintette avec piano de César Franck se compose de trois mouvements (Molto moderato, Lento con sentimento, Allegro non troppo). Saint-Saëns, qui tenait la partie de piano, émit sur l´œuvre - qui lui était pourtant dédiée - un avis réservé, à la différence de Debussy („enfin de la vraie musique”). Dans l´interprétation de ce soir, la pianiste (Khatia) était accompagnée par les membres du quatuor Keller. Fondé par András Keller (également violoniste), formation au demeurant réputée.

Écrit sur la fin des années 1730, le concerto en do pour deux clavecins de Bach est selon toute vraisemblance la transcription d´un concerto pour deux violons (ou hautbois et violon) composé précédemment. Ceci à l´usage de ses fils Carl Philipp Emanuel et Wilhelm Friedemann pour être joué en famille. Il présente la structure classique de trois mouvements : un allegro initial suivi d´un adagio „cantabile” pour se terminer à nouveau sur un allegro où l´on reconnaîtra un thème de bourrée. Composé quelque cinquante années plus tard (janvier 1779), le concerto en mi bémol pour deux pianos de Mozart (K 365) était initialement réservé (comme celui de Bach...) au cadre familial pour être joué avec sa sœur Nannerl. Ce n´est que plus tard qu´il en étoffa l´orchestration, y ajoutant trompettes, clarinettes et timbales. Il offre les trois mouvements traditionnels - allegro, andante, rondo-allegro -, rondo où il a introduit le thème d´une ariette française, clin d´œil à sa sœur, alors entichée de mode parisienne. A la différence du concerto pour trois pianos écrit trois ans plus tôt, les deux pianos y sont ici traités sur un pied d´égalité – égalité entre eux et avec l´orchestre. Malgré sa vocation familiale, les critiques y voient une œuvre accomplie (allant, pour certains, jusqu´à le comparer à la symphonie concertante écrite à la même époque).  Une remarque en passant : comme l´on voit, il s´agit d´œuvres destinées au départ à être jouées entre frères ou frère et sœur. La tradition est donc ici en partie respectée…

Buniatishvili

Pour commencer, César Franck (dont nous célébrons cette année le bicentenaire de la naissance). Une œuvre que je découvrais ce soir. A première écoute surprenante par sa dimension et son climat. Profondément mélancolique, aux accents par moments tragiques (premier mouvement) ou élégiaques (mouvement central). Surprenante au bon sens du terme. A la différence des grandes œuvres du répertoire (Schumann), le piano n´y est pas mis en avant, mais tend plutôt à se fondre dans les cordes, sans recherche outre mesure de virtuosité. Une longue plainte qui, par son climat parfois tendu, me ferait penser de loin au quintette à cordes de Schubert. Une œuvre souvent qualifiée de romantique, mais qui va bien au-delà. Debussy ne s´y était pas trompé en y voyant „de la vraie musique”. Seul le troisième mouvement, par son caractère plus vif, presque fougueux, se démarque de l´ensemble. Le tout admirablement servi par les cinq interprètes, en parfaite symbiose.

Un contraste avec les deux concertos qui allaient suivre après la pause, d´une écriture plus allante, presque stimulante. Pour le coup, ce fut l´occasion de découvrir la „grande sœur”. Plus réservée que la cadette, mais, du moins ce soir, tout aussi brillante pianiste. Et, comme l´on pouvait s´y attendre, toutes deux admirablement à l´aise, jouant à l´unisson, en parfaite harmonie. Symbiose entre elles, mais aussi avec les musiciens de l´orchestre. Un orchestre qui sonnait ce soir merveilleusement sous la baguette d´un chef inspiré, ce qui se ressentait surtout dans le concerto de Mozart. (Seule très légère réserve : le tempo par trop rapide pris pour attaquer l´allegro final du concerto de Bach.) Bref, nous avions à applaudir ce soir non pas deux, mais trois vedettes : les deux sœurs Buniatishvili, mais aussi András Keller et ses musiciens.

Pour clôre la soirée Khatia et Gvantsa nous ont offert en bis une interprétation à quatre mains à la virtuosité et au rythme étourdissants du Libertango de Piazzola.

Une soirée que le public, enthousiaste, n´est pas prêt d´oublier. Un coup de chapeau au passage aux programmateurs pour avoir de la sorte associée dans un même concert musique de chambre et musique concertante, ce qui est rare, de plus nous offrant des œuvres se mettant mutuellement en valeur par leur climat contrasté, ceci de la façon la plus heureuse.

S´il n´est pas trop tard pour formuler un vœu : qu´elles nous reviennent, et au plus vite !

Pierre Waline

(1): « Khatia Buniatishvili éblouit par son génie musical autant que par son sex-appeal. … Différente, elle ne l’est pas seulement par son look, mais aussi par son interprétation. Une inimitable façon de projeter des couleurs inattendues.” (Paris Match)

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