Budapest : reprise de la saison à l´Opéra
Don Carlos de Verdi (diffusé en ligne)
Voilà une bonne nouvelle ! Pour entamer sa saison, l´Opéra de Budapest nous propose chaque semaine, à partir de la mi-février, la diffusion en direct d´un opéra. Certes „en ligne” et non sur place, mais des représentations „à part entière” avec décors et costumes. Pour débuter la série, le choix s´est porté sur Don Carlos de Verdi (version chantée en italien), donné ce samedi (1). Un choix d´autant bienvenu qu´il s´agit d´un opéra rarement donné. Qui, il est vrai, occupe une place à part dans la production du maître italien. L´œuvre est tirée du drame de Schiller, lui-même inspiré d´un fait historique, quoique quelque peu romancé. C´est sur une commande de l´Opéra de Paris que Verdi se mit à l´ouvrage. Travail qui ne se fit pas sans peine, souvent remanié, au point que Verdi envisagea un moment de rompre son contrat. Donnée à Paris en mars 1867, la première se solda, sinon par un fiasco, du moins par un accueil plutôt froid. Il est vrai, chantée dans de mauvaises conditions et insuffisamment préparée. Verdi quitta donc Paris pour se remettre quelques années plus tard à l´ouvrage, cette fois dans une version italienne (2). Version remaniée sur un nouveau livret et réduite de cinq à quatre actes qui fut donnée à la Scala en 1884 sous le nom de Don Carlo. Entre temps, au lendemain de la création parisienne, Verdi avait fait traduire en italien la version française (celle donnée ce soir).
L´intrigue, qui s´étale sur cinq actes, est impossible à résumer en quelques lignes. En deux mots : l´action se déroule au XVIème siècle, d´abord à la cour du roi de France, puis en Espagne. Philippe II, roi d´Espagne (fils de Charles Quint) va épouser Elisabeth de Valois, fille de Henri II, roi de France. Elisabeth dont l´infant Carlos, fils de Philippe II, était tombé amoureux, un amour partagé. Mais les deux amants doivent se séparer. Le tout sur fond d´une lutte sans merci contre les Flamands, persécutés par le Grand Inquisiteur. Flamands dont Carlos soutiendra la cause, appuyé en cela par son ami, le marquis de Posa. Survient un cinquième personnage, la princesse Eboli, dame d´honneur de la reine, ancienne maîtresse du roi, amoureuse de Carlos qui repousse ses avances. Eboli jure alors sa perte et va faussement dénoncer le couple, avant de se rétracter au dernier moment, mais trop tard. Carlos, pour avoir tiré l´épée contre son père qui lui avait refusé la grâce des Flamands et l´avait bafoué, sera arrêté (scène de l´autodafé) et jeté en prison. Prison où ira le retrouver Posa, qui se sait condamné, pour lui faire ses adieux avant d´être abattu sous les yeux de son ami. Philippe, veuf vieillissant, réalise que sa jeune épouse ne peut l´aimer et finira par accorder la grâce à son fils, acclamé par le peuple. Don Carlos, qui renie son père, projette d´aller se réfugier en Flandre. Mais au moment où il prend adieu de la reine dans un rendez-vous donné devant un couvent sur la tombe de Charles Quint, le couple est surpris par le roi et l´Inquisiteur. Au moment de se voir arrêté, Don Carlos est entraîné vers l´intérieur du couvent par un moine mystérieux qui n´est autre que l´empereur, surgi de sa tombe pour sauver son petit fils des griffes de l´Inquisition.
Il est aisé d´établir ici le rapprochement entre les Flamands opprimés luttant pour leur libération et la situation de l´Italie, alors en passe de se libérer du joug autrichien. Un thème cher à Verdi. Également chère au compositeur, la dénonciation par Posa de la bigoterie religieuse, représentée par le Grand Inquisiteur. Motivante, enfin, la complexité psychologique de l´intrigue amoureuse et la tension dramatique, propres à inspirer une partition originale.
Certains évoquent l´influence de Wagner. Ce qui est à écarter, Verdi n´ayant pas encore eu l´occasion d´entendre ses grands opéras. C´est plutôt le romantisme allemand en général, et Weber et son Euryanthe en particulier que nous pourrions ici évoquer en matière d´influence (3). Tout en s´inscrivant dans la forme du grand opéra français. Une chose est certaine, Don Carlos se démarque du reste de l´œuvre de Verdi. Une œuvre considérée par certains (Placido Domingo) comme son chef d´œuvre (avec Otello). Sans aller jusque-là, reconnaissons que Verdi nous offre ici une partition particulièrement riche et innovante. „Magnifique opéra du clair-obscur” (F.R. Tranchefort) alternant constamment les modes majeur et mineur. Déployant une abondance de moyens où Leibowitz voyait „une sorte de démesure lyrique peu commune”. Sans oublier les beautés de l´écriture vocale et la flexibilité des lignes mélodiques. Un critique italien voyant, quant à lui, Verdi „atteindre ici un sommet de l´expression dramatique”. Bref, pour un „mal aimé” des opéras du maître italien, une œuvre qu´il était urgent de remettre à l´affiche, ce qui fut fait ce soir.
Alors ? La distribution, tout d´abord. Dans le rôle-titre, le ténor uruguayo-américain Gaston Rivero (entendu à la Bastille dans Aïda). Sa partenaire, la soprano hongroise Zsuzsana Ádám et le baryton-basse Gábor Bretz en Philippe II. A leur côté, le baryton Csaba Szegedi en Posa, la mezzo-soprano Erika Gál en princesse Eboli et la basse András Palerdi en Grand Inquisiteur. Le tout placé sous la baguette de Balázs Kocsár et mis en scène par l´Allemand Frank Hilbrich. Hilbrich qui voit dans cette œuvre un „hymne grandiose et sans égal aux valeurs de la liberté individuelle”.
Un jeune metteur-en-scène allemand, paraît-il réputé, qui n´hésite pas à ajouter son propre message à celui du compositeur et de son librettiste. Secondé en cela par sa compatriote Gabrielle Rupprecht pour les costumes. Si encore c´eût été fait avec goût. Mais tel ne fut pas vraiment le cas. Ayant transposé l´action hors du temps, ce qui en soi n´est pas un mal, Hilbrich s´est cru obligé de rajouter des personnages pour en souligner le drame. Tels ces petits lutins à quatre pattes enserrés dans des combinaisons noires, censés représenter les bourreaux de l´Inquisition. Par contre prévu dans l´action, le moine. Mais pourquoi l´affubler d´un physique peu engageant, poussant constamment devant lui, tel un SDF, un énorme ballot garni de livres (un symbole ?). Quant au Grand Inquisiteur, il est ici présenté en aveugle à canne blanche, aidé dans sa marche par des acolytes (La cécité, un symbole ?). Mais avec, reconnaissons-le, quelques temps forts, telle cette scène de l´autodafé d´un réalisme cru. Encore un point : cette gesticulation qu´il impose par moments à ses chanteurs et choristes, ce qui nuit à la tension de l´ensemble. Était-ce vraiment nécessaire ? Quant aux costumes, tantôt somptueux, tantôt frisant le ridicule. Telle cette jupe – jupon ? - lacérée dont est affublée la belle Eboli sur la fin de la pièce. Ou encore cette combinaison noire dont est vêtu le roi, qui évoquerait plutôt la tenue d´un commandant de vaisseau dans l´Odysée de l´Espace. Un bon point, par contre : le décor, sobre, réduit à une suite de gradins en fond de scène. Il est clair, et il l´a déclaré, que le metteur-en-scène a voulu ici souligner le drame d´un peuple opprimé et épris de liberté face à la tyrannie de son souverain. Mais était-il nécessaire, pour cela, d´en rajouter ? (4)
Voilà pour la mise-en-scène, costumes et décor. Et les chanteurs, dans tout cela ? Tous excellents, pleinement impliqués et chantant à merveille. Je mettrais en tête, dans le rôle de Philippe II, un Gábor Bretz à la belle prestance, digne et sobre dans son jeu. Et rendant parfaitement le drame du personnage tiraillé entre sa soif de pouvoir et sa cruauté de tyran, d´une part, et son affection paternelle, de l´autre. Egalement bien chanté et bien joué, l´Infant incarné par l´Uruguayen Gaston Rivero, moyennant une réserve : le physique du personnage qui rend peu crédible sa filiation avec le roi, et cette tenue négligée dont il est affublé. Également excellentes, les deux femmes rivales, Elisabeth et Eboli.
En toile de fond, un orchestre soutenant bien l´action, encore que j´eusse attendu un peu plus de nerf de la part du chef et de ses musiciens.
Que dire, pour conclure ? Tout d´abord notre plaisir de découvrir à la scène une œuvre majeure de Verdi que nous ne connaissions que par enregistrement. Œuvre de longue haleine (3 heures vingt ...), mais qui en valait largement la peine. Enfin, notre reconnaissance aux responsables de l´Opéra de Budapest de nous avoir offert cette occasion de découverte, dans une production qui demeurera malgré tout dans les annales.
Pierre Waline
(1): autres opéras programmés: Jake Heggie (contemporain) Dead man walking, Monteverdi Le couronnement de Poppée, Offenbach Les contes d´Hoffmann.
(2): malgré le succès parisien de la Traviata (alors rejetée à Venise) et la commande de deux opéras (Les Vêpres siciliennes et Jérusalem – version française de I Lombardi ), Verdi ressentait une profonde animosité envers les Français auxquels il reprochait leur légèreté. Ce n´est que sur la fin de sa vie, avec le triomphe de ses derniers opéras, qu´il se réconciliera avec le public parisien. Se voyant notamment promu Grand Croix de la Légion d´Honneur et élu à l´Académie des Beaux-Arts au fauteuil de Meyerbeer.
(3): François-René Tranchefort „L´Opéra”, édition du Seuil, 1978.
(4): un détail: dans la scène finale, au lieu de se voir emmené au couvent, Don Carlos, s´effondre, terrassé. Ce qui n´est pas plus mal, au contraire. Collant davantage à la pièce de Schiller, et correspondant à l´une des variantes prévues par les librettistes.
Photos : Berecz Valter
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