Budapest : Lucrèce Borgia de Donizetti sur le plateau du Palais des Arts.

Budapest : Lucrèce Borgia de Donizetti sur le plateau du Palais des Arts.

Lucrece

Qui était Lucrèce Borgia (Lucrezia Borgia)? Née à Subiaco (Latium) en 1480 et morte à Ferrare en 1519, elle était la fille naturelle du cardinal valencien Roderic Borgia (futur pape Alexandre VI). Réputée femme cruelle et redoutable empoisonneuse, elle fut entre autre soupçonnée - probablement à tort - d´avoir éliminé ses maris successifs. Il n´en fallut pas davantage pour inspirer à Victor Hugo une pièce qui le rendit célèbre. „La difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète” (V.H). Réputation qui relève davantage de la légende que de la vérité historique (1). Pièce créée à Paris en février 1833. A peine dix mois plus tard était créé sur la scène de la Scala l´opéra de Donizetti. Repris à Paris en 1840. Le librettiste, accusé de plagiat, fit l´objet d´un procès de la part de Victor Hugo (2). De sorte que l´œuvre dut changer à plusieurs reprises de titre, de lieu et de personnages avant de retrouver sa forme initiale (moyennant des remaniements dans la partition). Monteserrat Caballé y fit ses débuts en 1955 au Carnegie Hall, ce qui marqua le lancement de sa carrière.

Dans le rôle-titre était prévue une autre cantatrice venue d´Espagne, la soprane Yolanda Auyanet. Remplacée en dernière minute par la jeune Russe Lidia Fridman, spécialiste du bel canto, qui s´était fait précisément remarquer dans le rôle de Lucrèce (Trieste, janv. 2020). Entourée du ténor roumain Stefan Pop (Gennaro) et de la mezzo italienne Cecilia Molinari (Orsini). Les autres rôles étant confiés à des chanteurs hongrois, dont le baryton-basse Gábor Bretz (Alfonso, duc de Ferrare). Accompagnés par la Philharmonie de Pannonie et le Choeur de l´Armée hongroise sous la direction du chef moldave André Yurkevich. Représentation de concert, mais agrémentée de costumes et d´une légère mise-en-scène (Ferenc Anger).

Doté d´une facilité et rapidité d´écriture surprenantes, Donizetti composa de nombreux opéras (en moyenne trois par an). En contre-partie, le reproche lui est souvent fait de négliger son orchestration („platitude du soutien orchestral” selon Fr.R.Tranchefort qui lui reconnaît néanmoins la beauté de certaines pages „qui ont la pureté du bel canto bellinien”).

L´action : située au début du XVIe siècle à Venise et Ferrare. Le duc Alfonso soupçonne son épouse Lucrezia d´être la maîtresse du jeune Genarro. Qui est en fait son fils illégitime, ce que ce dernier, qui ne se connaît pas de mère, ignore. Il hait Lucrezia au point d´insulter son nom par une inscription infâmante (le nom de Borgia étant transformé en Orgia sur son blason). Ce qui provoquera la colère de Lucrèce qui exige de son mari l´arrestation et la mort du coupable dont elle ignore le nom. S´apercevant qu´il n´est autre que Gennaro, elle fait volte-face et implore son pardon, attisant du même coup la jalousie du duc. Condamné à se voir empoisonné Gennaro est sauvé par sa mère qui lui administre un contre-poison et le supplie de s´enfuir. Croyant son fils parti, Lucrezia empoisonne au cours d´une fête ses compagnons qui avaient juré sa perte. Or, Gennaro se trouve parmi eux. S´apercevant avec effroi de sa méprise, elle propose à son fils un contre-poison que ce dernier refuse de prendre. Au moment d´expirer, il apprend de Lucrezia qu´il est son fils.

Une intrigue riche en situations théâtrales qui se prêtent à „l´expression de passions violentes, exacerbées” (Tranchefort). Qualifiant pour sa part l´œuvre de drame inégal, P. Kaminski n’hésite cependant pas à citer au passage certains airs et duos émouvants, ajoutant : „Dès le premier solo de Lucrezia, aux lignes souples, plein de soupirs et d´hésitations entre les registres, l´auditeur est fixé : ce n´est pas la monstrueuse Borgia qu´il lui sera donné d´entendre, mais une héroïne mélancolique, pathétique, fière et condamnée.”  Propos élogieux partagés par les organisateurs de la soirée : „Belles voix, airs envoûtants, intrigue riche en rebondissements, destins hors du commun.”  Alors ?

Lucrece

Alors ? Une révélation. Une œuvre que nous n´avions pratiquement jamais entendue et que nous découvrions (ou redécouvrions) ce soir, il est vrai servie par une équipe idéale. Dominée par la personnalité de la jeune soprane russe qui incarnait ici une Lucrèce tout en même temps mère émouvante dans sa souffrance et son amour secret pour son fils, mais aussi en implacable vengeresse. A vingt-cinq ans, Lidia Fridman s´est déjà vue décerner prix et récompenses (dont l´International Opera Awards de „la meilleure jeune artiste de l´année”), ce qui laisse présager un bel avenir. Campant avec bonheur un rôle qui lui semblerait taillé sur mesure, mais également bien en situation au plan vocal, offrant cette voix chaude et mûre qui sied au personnage, par ailleurs à l´aise pour affronter les difficultés de la partition. Face à elle, un Gennaro emporté par la fougue et l´impétuosité de sa jeunesse, également fort bien servi par le ténor roumain, mis à part une stature imposante qui le rend peu crédible en jeune fils face à sa partenaire. Mais fort bien chanté. Également idéalement joués, les deux rôles du duc, servi par une voix chaude et plaisante (Gábor Bretz) et d´Orsini, ami fidèle de Gennaro, curieusement confié à une femme (la mezzo-soprano Cecila Molinari). Cette dernière très applaudie dans un grand air (début du 1er acte), évocation troublante d´un rêve prémonitoire (qui n´est pas sans annoncer, au plan musical, le grand air que Verdi écrira vingt ans plus tard pour sa bohémienne Azucena dans le Trouvère).

Le tout, contrairement à l´annonce, dans une véritable mise-en-scène, plutôt classique, avec décors. Et l´orchestre dans tout cela ? Dont les critiques jugeaient pour certains la partition bien banale. Un orchestre au contraire très présent pour venir en soutien constant à la voix. Car c´est bien à la voix (divas de l´époque oblige…) que Donizetti vouait son opéra. Avec quelques innovations originales, tel cet accompagnement de trompette (que l´on retrouvera chez Verdi) en soutien à tel air héroïque. Le tout placé sous la baguette d´un chef parfaitement rodé, ayant dirigé l´œuvre à maintes reprises (notamment avec la soprane slovaque Edita Gruberova). 

Quant à l´œuvre elle-même, on en retiendra deux temps forts. Tout d´abord au deuxième acte, cette longue confrontation entre le duc, décidé d´en finir avec le jeune importun, dont il ignore la filiation de sang avec son épouse, et cette dernière qui implore son pardon. Puis au dernier acte ce violent contraste entre la scène joyeuse des compagnons de Gennaro chantant les vertus du vin et la soudaine irruption de Lucrèce leur révélant avoir empoisonné la boisson qu´ils viennent d´avaler Et là-dessus sa subite frayeur, apercevant Geranno parmi eux. 

Comme on voit, ainsi que l´a fait remarquer un critique (cf supra) „une intrigue riche en situations théâtrales qui se prêtent à l´expression de passions violentes”. Certes, si Lucrèce Borgia ne figure pas au rang de ses grands opéras, Donizetti nous a néanmoins laissé ici une fort belle partition offrant parmi les plus beaux airs et duos que nous a légués le compositeur. Une bien agréable découverte, donc. Sans parler de l´autre révélation de la soirée, celle d´une jeune chanteuse, ovationnée ce soir par le public, promise à une brillante carrière. Décidément, les remplacements au pied levé ont souvent du bon. A suivre….

Pierre Waline

(1): en partie réhabilitée aujourd´hui par les historiens qui saluent en elle une mécène, amie des arts.

(2:): Victor Hugo qui renouvellera le coup du procès avec Verdi ( „Rigoletto” vs „Le roi s´amuse”).

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