Une essayiste « immortelle » : Chantal Thomas
Depuis quelques mois (janvier 2021) on compte parmi les femmes membres de l'Académie française une nouvelle élue : Chantal Thomas romancière, essayiste, dramaturge, scénariste, spécialiste de la littérature et universitaire, sans prétendre à l'exhaustivité dans la liste. Elle rejoint dix „immortelles” (entrées depuis 1980, l'élection de la première femme, Marguerite Yourcenar parmi les 40 membres de l'institution fondée en 1634) en occupant son fauteuil auprès des six autres élues siégeant actuellement dans cette assemblée célèbre. Chantal Thomas est une intellectuelle éprise de liberté, par conséquent tellement polyvalente qu'il est difficile de relever certaines activités de sa carrière au détriment des autres. Pourtant, le succès de librairie de deux de ses livres récemment parus offre une belle occasion de parler d’elle et de ses ouvrages en remontant brièvement aux débuts.
La littérature française du XVIIIe siècle - autrement
Après avoir fait des études littéraires et obtenu le haut grade de docteur d'État ès lettres en 1991, Chantal Thomas a enseigné dans plusieurs universités américaines et avait dirigé un laboratoire de recherche au CNRS. Elle s'est spécialisée dans l’étude de la littérature française du XVIIIe siècle, plus particulièrement du marquis de Sade et de Casanova, donc de deux représentants peu typiques de la pensée et de la littérature de cette époque, qui ne comptaient pas encore parmi les célébrités du siècle des Lumières. Elle avait écrit un livre tout à fait lumineux sur l’aventurier-écrivain (Casanova, un voyage libertin, Denoël, 1985.) qui passait encore pour un escroc et séducteur à ce temps-là ayant écrit ses mémoires dont on n'appréciait pas les qualités littéraires.
La reconnaissance a été consentie plus tard, vers le tournant du XXe-XXIe siècle, grâce à des chercheurs et écrivains comme Chantal Thomas, Félicien Marceau ou Michel Delon qui ont estimé à sa véritable valeur cette œuvre considérable justifiant l'admission de l'auteur dans la République des Lettres.
Déjà le genre de la plupart des livres de l'écrivaine (essai littéraire) se montre révélateur de ses talents et de son profil de chercheuse. Cette disciple de Roland Barthes, qui a consacré un ouvrage à son maître en philosophie également (Pour Roland Barthes, Seuil, 2015.) avait en fait commencé sa carrière par un essai littéraire, tout à fait révélateur, sur le „divin” marquis : Sade, l'œil de la lettre (Payot, 1978). Quand je me suis orientée dans mes études et recherches littéraires en tant que débutante, j'ai été profondément influencée par ses ouvrages dont son premier grand essai sur La Reine scélérate : Marie-Antoinette dans les pamphlets (essai littéraire également, au Seuil, en 1989), son sujet de recherche qui l’a inspirée plus tard à rédiger des scénarios et des romans sur elle et sur plusieurs personnages féminins de cette époque restés dans l’ombre. Plus tard, quand j'avais déjà travaillé comme chercheuse et traductrice littéraire, j'ai recommandé à plusieurs éditeurs son livre qui résume l'essentiel sur l’œuvre de Sade et que j’ai réussi à faire traduire en hongrois (Budapest, Magyar Könyvklub, 2003).
Chantal Thomas, romancière et scénariste
Bien qu'elle ait reçu le prix de l’essai littéraire en 2014, elle est bien plus connue du grand public comme romancière et scénariste, grâce aux adaptations théâtrales de plusieurs de ses romans et de ses deux scénarios de film. Il serait impossible d'embrasser l’ensemble de sa carrière si riche en révélations et en succès dans le cadre d'un article, d’autant plus qu'elle continue à publier au grand rythme des ouvrages littéraires remarquables et populaires. Ainsi, je me concentrerai sur les deux dernières années, durant lesquelles elle a fait paraître un recueil de courts essais, choisis parmi ses écrits parus sous forme de chronique mensuelle dans le journal Sud Ouest sous le titre de Café Vivre (2020). L'autre récit, publié au début de cette année, est intitulé De sable et de neige (Mercure de France, 2021) et se compose d'écrits tissés de ses souvenirs d'enfance et de voyages, dédiés à la mémoire de ses parents et offerts à „l'Inséparable”, sa meilleure amie de ces années jamais oubliées. Ce livre est superbement illustré des photos d’Allen S. Weiss et d'anciennes images gardées dans les archives familiales. Les chapitres se regroupent autour d’anciens souvenirs qui resurgissent lors des retours sur les lieux importants du passé ou lors de différents voyages. Les récits successifs font revivre des personnages qui n’ont pas laissé de trace dans la littérature et l’histoire, mais qui, selon la chroniqueuse, ne se sont pas vraiment exprimés par les paroles de leur vivant non plus. Devant le silence de ses parents, la fille déjà étonnée alors de cette non-communication, les fait parler par elle-même en les „racontant”. Au centre de la remémoration, reviennent les excursions au Cap Ferrat qui constituaient un rite familial et qui donnent vie aux grands-parents, eux aussi peu loquaces, et à leur ascendance de marins bretons. Les vacances passées dans le bassin d’Arcachon et les jeux sur la plage avec l’amie favorite font sentir l’univers étrange de cette famille. Quand le père meurt à l’âge de 43 ans, la petite fille n'accepte pas l’avis officiel du médecin, elle reste convaincue que son „père était mort de silence, comme un meurt de solitude et de faim”(p.166.). Et c’est à ce moment-là que le lecteur croit assister à la naissance d’un désir qui doit être à l’origine de ce livre et d’autres livres, et c'est de doter de parole les êtres qui lui sont chers : „S’il y avait eu en mon père, enfouis sous son mutisme, des romans rêvés, des aventures fantasmées, des pays convoités, je tenterais, au hasard, de leur donner réalité. Je ne saurais jamais lesquels, bien sûr, je n’aurais d’autre guide que l’intensité de l’émotion : l’éclat de l’instant.” (Ibid.) Et en fait, c’est cette imminence de l’émotion et le vertige de la liberté qui donnent une belle brillance aux écrits de Chantal Thomas.
Salons littéraires et Cafés de la mémoire
Pour en revenir aux faits plus quotidiens, les rééditions de ses textes dans des séries de poche (1998, 2002, 2008) et le nombre des adaptations de ses ouvrages de fiction, en plus des prix littéraires, attestent éloquemment l'intérêt que porte vers son œuvre le grand public tout aussi bien que les hommes de lettres et les artistes de divers domaines. Dans Café Vivre, elle reprend les sujets d’un récit pareil écrit bien avant celui-ci : Cafés de la mémoire (Seuil, 2008) où elle a décrit „ses errances de jeunesse, ses quêtes d’expériences et de philosophie” et ses heures, apparemment perdues, en réalité bien intensément vécues, passées dans des cafés et des bistrots. Dans ce nouveau Café, faisant revivre ces endroits, terrasses et bars, comme des lieux de vie, elle fait l’éloge de la sociabilité donnée comme potentiel de liberté et de découvertes. Le recueil d’articles „dénué de toute vision rétrospective, répète au présent l’instant où l’on fait une pause, où l’on s’assoit sous les arbres d’une terrasse, où l’on s’arrête à un carrefour, sur une plage, au milieu du chemin, pour, simplement, regarder autour de soi”( p.14). On reconnaît dans ce récit l’esprit des philosophes qui contemplent le monde et se laissent aller aux découvertes librement, sans respecter les barrières de la vie quotidienne habituelle. Moi, je reconnais en plus dans cette conception et pratique heureuse l’esprit du XVIIIe siècle qui a inventé et popularisé des lieux de rencontre et d’échanges tels que les salons littéraires, réservés à des élus, il est vrai, mais aussi tels que les cafés qui sont ouverts a beaucoup de monde. Goldoni (avec ses comédies vénitiennes se déroulant sur les „campiellos” et dans des cafés) et Casanova ont exalté ces lieux qui permettent de communiquer avec les autres et le monde. Et il va de soi que l'auteure est une grande amatrice des cafés de Budapest qu’elle connaît bien la force de les avoir fréquentés lors de ses séjours chez nous. Vu que les cafés ont été des lieux de vie pour Casanova aussi, il est justifié peut-être d'évoquer ici son personnage et sa vision du monde, parmi les premiers sujets de recherche de Chantal Thomas, à ses débuts d'essayiste. Casanova déclare dans la Préface de ses mémoires qu'il considère son histoire personnelle comme une conversation avec son futur public : „Examinant, mon cher lecteur, le caractère de cette préface, vous devinerez facilement mon but. Je l'ai faite parce que je veux que vous me connaissiez avant de me lire. Ce n’est qu’aux Cafés, et aux tables d’hôte qu’on converse avec des inconnus.”
Les livres de Chantal Thomas sont, eux aussi, des invitations délicieuses à converser avec les autres et avec le monde.
Ilona Kovács
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