Serge Koster, un homme de lettres polyvalent

Serge Koster, un homme de lettres polyvalent

Serge Koster

En relisant les textes de Serge Koster (1940-2022), on est tenté d'évoquer la maxime de Confucius : Celui qui aime apprendre est bien prêt du savoir. Koster était et reste une incarnation même du désir d'apprendre sans cesse et de l'aspiration de partager ses savoirs, (jamais tenus pour acquis une fois pour toutes) à ses élèves tout aussi bien qu'à son public. Il le confie à ses lecteurs dans son introduction (« Salve ») à son essai (Adieu grammaire, PUF, 2001, Prix de la critique de l’Académie française, 2002.) analysant le déclin de la connaissance et de l'usage des règles classiques du français : « Je n'ai jamais quitté les bancs de l'école. La grammaire a été mon genre de vie. J'ai lu, écrit, mes livres, sur des livres. » Il tient aussi à préciser que cet apprentissage sans fin peut être placé sous le signe du désenchantement par rapport au français moderne, disons « ordinaire », mais sa passion pour la littérature contemporaine montre combien il était sensible aux chefs d’œuvre de l'époque moderne dont, à titre d'exemple, ceux de Francis Ponge, de Paul Léautaud ou de Michel Tournier. Si on était tenté de voir in brin de conservatisme dans sa conception linguistique, on aurait donc tort de ne voir que le côté critique, puisqu'il s'agit d'un constat désolant de faits indiscutables, mais aussi d'une recherche passionnée sur les changements du langage et leurs causes. Son travail critique se justifie par son souci de montrer avec une lucidité et une culture exceptionnelles l'importance de la mémoire collective dont la langue fait une partie intégrale, voire primaire. Une nuance de nostalgie du passé est toutefois indéniable chez lui et se montre par son aversion envers les néologismes et sa stature de professeur de français se révèle par des remarques de « professeur » comme : « En grammaire, il y a non seulement des choses à comprendre, mais aussi des choses à apprendre. » Pourtant l'ensemble de son œuvre témoigne d'un vif intérêt pour la « sélection naturelle » qui s’opère dans l'évolution organique de toute langue et de l'enrichissement qui est réalisé dans la littérature au même moment. En fait, ce grand professeur, ayant enseigné dans plusieurs établissements scolaires, agrégé de grammaire, écrivain et critique littéraire, si familier avec la culture des Anciens, grand connaisseur du grec et du latin participait dans tous les sens à la vie extraordinaire des langues.

Il est impossible d'embrasser tous les grands thèmes de son activité, puisque sa bibliographie est tellement riche que rien que la liste de ses livres serait trop longue : une vingtaine de romans et de récits, une quinzaine d'essais de grande dimension et plusieurs traductions. Pour illustrer l'horizon extrêmement large de ses intérêts, il suffira de constater que la vie et les textes de Racine, de Montaigne, de Proust ou de Léautaud s'y côtoient avec ses propres fictions dans une symbiose bien réussie.

Dans Racine, une passion française (PUF, 1999 et rééd. en 2016), il montre comment  l'enfance d'un orphelin, son éducation à Port-Royal, et son jansénisme nourri par ses études ont pu former un dramaturge classique du tragique qui, à la fois courtisan (malhabile), libertin et  père de famille rangé, a forgé un français classique parfait exprimant sa vision d'un monde sans pitié que sa carrière brillante n’a pas pu altérer dans le fond. Il relie explicitement sa propre vie à celle de Racine en lançant sa réflexion par une comparaison de l’inscription découverte lors des obsèques de son ami Louis Marin dont le texte est en accord parfait avec « les vocables émis par le grand-prêtre Joad à la fin de la dernière tragédie de Racine, Athalie, je m'aperçois que je cherche encore, que je cherche toujours, entre le désabusement et l'enchantement, l'intercesseur dont l'œuvre octroie, sous le ciel creux, à « l'orphelin un père ». (op.cit. p. 175.) Et comment ne pas voir un parallèle plus profond encore entre le tableau racinien touchant et celui de l'auteur, l’aîné d'une famille juive ayant fui la Pologne dans les années trente, passant par la Palestine avant de s'installer en France ? Cette enfance, qui a dû le marquer fondamentalement, l'a orienté dans ses choix de sujets qui s'étendent sur un éventail très large comprenant des romans d'inspiration autobiographique, comme le premier sur la mort de son père : Le Soleil ni la mort (Denoël, 1975.) ou Une femme de si près tenue (Flammarion, 1985, sur son bonheur conjugal). Parmi ses récits fictionnalisés, il faut mettre en relief celui qui embrasse toute la chronique familiale : Trou de mémoire (Criterion, 1991, ayant reçu le prix Wizo la même année), bien que la plupart de ses écrits soient reliés à son histoire personnelle.  Pourtant, des fictions proches du roman policier et de la science-fiction (comme La Nuit passionnément, 1993.) ou les deux récits libertins délicieusement grivois publiés aux éditions La Musardine (en 1998 et 2000) s'éloignent bien plus des réalités biographiques. La témérité de ne reculer devant aucun tabou l’a poussé hors des limites trop conventionnelles pour aborder des problématiques en rapport avec des films, comme Les blondes flashantes d'Alfred Hitchcock (Léo Scheer, 2013.) et sur les fameuses femmes fatales aux aspects de jeunes filles fragiles, vulnérables du grand maître des thrillers américains, essai qui rappelle la fascination de Truffaut envers celui « qui en savait trop sur les femmes ». Un titre poétique d'un autre essai (L'aura de leur nom, PUF, 2003) tire un jeu de mots du personnage d'un film-noir de Preminger (Laura) avec Gene Tierney qui devait être l'une de ses actrices préférées, bien que brune...

La liste de ses sujets passionnants ne peut donc être exhaustive vu les dimensions de ses productions, mais ce qu'il faut constater, c'est l’intérêt pour tout ce qui est humain, conformément à l’art poétique de Térence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Cela implique des transgressions de toutes sortes, dont la sexualité, « Le commerce des corps » (Éd. Du Rocher, 2005), mais qui n’exclut pas les drames de la vie quotidienne non plus, comme les ruptures venant des discussions menées sans compromis pour la vérité (Mes brouilles, L. Scheer, 2014.). A savoir que Koster était un auteur libertin, de très grande qualité, travaillant pour la maison d'édition La Musardine, tantôt comme traducteur de Catulle (ou l'invective sexuelle, 2002) et de Martial (ou l'épigramme obscène, 2004), tantôt comme romancier avec un conte érotique (1998) et un récit, le Tryptique amoureux (2000). En plus de ces ouvrages, il a proposé dans Pluie d’or (en 2001, ibid.) « une théorie liquide du plaisir », abordant un tabou extrême, celui des sécrétions corporelles qui contribuent grandement à la jouissance par une excitation particulière renforcée par la transgression.

Pour compléter ce portrait, il faut rappeler ses études consacrées à ses contemporains comme Francis Ponge, Michel Tournier et d’autres. Son art de rendre vivant non seulement les créateurs du passé, mais ceux du présent également, je me propose d’évoquer son essai Léautaud tel qu'en moi-même (Éditions Léo Scheer, 2010.) auquel déjà le titre donne une nuance subjective touchante. Le premier chapitre de ce texte se trouve sur le net et permet de déguster le style de Koster : « La nuit, la chimie qu’elle transforme dans nos cellules, la magie noire qu’elle allume dans nos cerveaux et nos viscères, la nuit nous unit, Proust, Léautaud et leur lecteur. Je vis de les lire. » Cinq ans plus tard, dans Montaigne sans rendez-vous, il développe ce principe : «En ce moment, c'est-à-dire toujours, je relis Montaigne. Inépuisable. Indémodable. Je pioche, ici ou là. Dans le désordre. Le tohu-bohu de mes centres d'intérêt. Pour voir comment il réagit à la cruauté du temps, à son vieillissement, aux relations avec tel et tel, etc.» (op.cit. p.7.) Et tout cela pour pouvoir se dire, se guérir tout en guérissant ses lecteurs qui sont invités à le joindre dans cette aventure de la lecture des Essais.

On pourrait encore consacrer tout un chapitre à ses activités plurielles, au professeur du lycée Voltaire, au journaliste (pour le Monde et La Quinzaine Littéraire) au critique littéraire participant à des émissions de France Culture), mais ce qui reste le plus durable, ce sont ses livres. Et tant qu'il y aura des lecteurs, ils justifieront sa prédiction : Je ne mourrai pas tout entier (Léo Scheer, 2012). Il faut lire et relire ses livres pour lui donner raison : il ne mourra pas tout entier.

Ilona Kovács

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