L’Arsène Lupin des galetas

L’Arsène Lupin des galetas

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Bálint Géza Basilides : Votre livre "L’Arsène Lupin des galetas" vient de paraitre chez Cerf, avec le sous-titre "La vie fantasque de Raoul Saccorotti cambrioleur anar en gants blancs". Ce personnage fantastique est-il sorti de votre imagination ?

Phil Casoar : Raoul Saccorotti a réellement existé. Il est né à Rome en 1900 et mort à Gênes en 1977. Entre ces deux dates, une vie ou plutôt de multiples vies, dont la double-vie qui lui a valu ce surnom de « l’Arsène Lupin des galetas », soit presqu’une décennie de cambriolages dans les combles des immeubles bourgeois de Grenoble, entre 1930 et 1938, tandis qu’il était lui-même marié bourgeoisement avec la fille d’un tailleur chic (quoique socialiste et franc-maçon).

B. G. B. : Est-il possible de résumer votre livre en quelques lignes ?

P. C. : « C’était une drôle d’affaire dans une époque pas drôle du tout », disait son avocate. Raoul Saccorotti a traversé les trois premiers quarts du XXème siècle comme un personnage de comédie à l’italienne, hâbleur, baratineur, enjôleur, trompant son monde, embobinant les uns, fascinant les autres, sur fond de fascisme en Italie, Front populaire en France, guerre civile en Espagne, lutte partisane en Italie, guerre froide pour finir, mais toujours animé d’une grande gaieté !

B. G. B. : Pour quelle raison publiez-vous chez les éditions du Cerf ? Raoul Saccorotti, voleur, anarchiste et libertaire ne semble pas le héros idéal pour un éditeur religieux.

P. C. : J’ai atterri chez cet éditeur par un enchaînement de hasards ! Et puis la légende familiale des Saccorotti prétend que le grand-père de Raoul était un enfant naturel du pape Pie IX... On peut aussi considérer Raoul comme un précurseur des chiffonniers d’Emmaüs de l’abbé Pierre, puisqu’il redistribuait aux nécessiteux les chaussures, les vêtements, le linge usagés qu’il volait dans les galetas ! Enfin, et surtout, il lui arrivait de se déguiser en ecclésiastique pour commettre ses larcins…

B. G. B. : Ce n'est pas la première fois que vous vous penchez sur une personne symbolique du vingtième siècle. Qu'est ce qui vous incite à creuser cette époque ?

P. C. : Il est plus facile d’enquêter sur une période encore proche. Des témoins, parfois centenaires, sont encore vivants. Les régimes totalitaires et policiers du XXème siècle, avec leur manie de l’espionnage et du fichage, ont travaillé sans le savoir pour les chercheurs et les historiens d’aujourd’hui, d’où une manne de documents à exhumer des archives. Et d’une manière générale, il est plus facile de se mettre dans la peau de gens qui ne vous ont précédé que de deux ou trois générations. Je ne pourrais pas me glisser dans les cothurnes d’un habitant de la Grèce antique !

B. G. B. : Quelle était la particularité de cette recherche ?

P. C. : Partir quasiment de zéro. C’est d’ailleurs ça qui est passionnant. Si on écrit la biographie d’un homme d’Etat, d’un écrivain célèbre ou d’un artiste fameux, il existe généralement déjà des mémoires, d’autres biographies, des correspondances, des journaux intimes, quantité d’articles de presse, etc, toute une matière abondante, souvent prémâchée. Là, avec Raoul Saccorotti, on a affaire à un quasi inconnu, qui n’a attiré qu’une fois sur lui la lumière des projecteurs lors de son arrestation et de son procès, et puis qui a replongé dans l’anonymat. Il a fallu retrouver un à un les petits cailloux qu’il avait semés au cours de son existence, souvent illégale et clandestine.

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B. G. B. : Partir de rien, reconstituer la vie d'une personne peu connue, qui vécut trois quarts de siècles dans trois pays, ça doit demander pas mal de temps, d'énergie, de ténacité et probablement de connaissances linguistiques.

P. C. : L’enquête et l’écriture du livre se sont étalées sur 15 ans, je n’aurais jamais imaginé en commençant que ça soit aussi long, parce que je ne m’attendais pas à en découvrir autant sur mon personnage. Je ne parlais pas un mot d’italien au départ, mais c’est une langue quand même proche du français, et à force de déchiffrer les documents de la police secrète mussolinienne, des articles de journaux, j’ai fini par me débrouiller tout seul, avec l’aide d’un dictionnaire et des traducteurs automatiques.

B. G. B. : Raoul Saccorotti est né à Gènes, a vécu dans la région de Grenoble, a été prisonnier en France et en Italie, a séjourné à Portofino, a passé en Catalogne et finit sa vie à Milan. Avez-vous dû le suivre en tous ces lieux pour trouver traces et témoins ?

P. C. : J’ai mis mes pas dans ceux de Raoul pratiquement partout. Je connaissais déjà Grenoble, une partie de ma famille est originaire du coin, mais j’y suis retourné à de nombreuses reprises, pour fouiller les archives départementales, interroger des témoins encore vivants, repérer les lieux où avait vécu mon Lupin italien, certains des endroits qu’il a cambriolés, la villa mauresque où il s’est planqué après son arrestation manquée, etc. Avec Google maps, on peut visiter virtuellement presque toute la planète en restant dans son fauteuil, mais rien ne remplace un voyage sur place : à travers un écran, on ne renifle pas les odeurs des ruelles de Gênes ou du barrio Chino de Barcelone, on n’entend pas les cris des gabians qui survolent l’archipel des îles Tremiti, on n’apprécie pas la profondeur du gouffre où a été construit le barrage du Sautet… Le seul endroit où je ne suis pas retourné, c’est le Vernet d’Ariège, que j’avais déjà visité en 1996 lors du tournage d’un documentaire. Il se trouve que trois des personnages auxquels je me suis intéressé à différentes époques, l’écrivain Arthur Koestler, l’anarchiste catalan Antonio Ortiz et enfin Raoul Saccorotti ont en commun d’avoir été tous internés au camp du Vernet, peu après le début de la deuxième guerre mondiale !

B. G. B. : Quels témoins vous ont le plus impressionné ?

P. C. : Anne-Marie Mingat - Lerme, dite « Mimi », qui dans les années 1930 était la fille de la logeuse à Domène de Raoul. Et qui lui a voué une amitié indéfectible. A 90 ans, elle était intarissable sur cet homme qui avait « illuminé sa jeunesse » ! Pendant la guerre, elle a été agent de liaison du maquis du Grésivaudan, et, profitant de son poste à la mairie de Domène, elle a fabriqué des faux papiers pour les Juifs réfugiés dans le village, et pris sous son aile une gamine de 12 ans qu’elle faisait passer pour sa cousine. Mimi a reçu le titre de « Juste parmi les nations ». Une place à son nom va être inaugurée en mars à Domène. Un sacré bout de femme !

B. G. B. : Où avez-vous trouvé le plus de renseignements ?

P. C. : Outre les archives départementales de l’Isère déjà mentionnées, les dossiers du Casellario Politico Centrale et de la Divizione Polizia Politica conservés à l’Archivio di Stato de Rome ont sans doute été les plus précieux. Mais aussi des documents provenant d’autres archives locales en Italie, des archives fédérales suisse à Berne, des archives genevoises, des archives nationales à Fontainebleau (aujourd’hui à Pierrefitte), des archives espagnoles, etc. Et puis des documents et des lettres conservées par des témoins comme Mimi.

 B. G. B. : Peut-on dire que vous avez joué au puzzle avec des pièces cachées ?

P. C. : Toute enquête est un jeu de puzzle. Mais le puzzle reste toujours incomplet. Quand j’ai commencé mes recherches sur Raoul Saccorotti, j’ai lu un livre fascinant, La bouche pleine de verre de Henk Van Woerden, un auteur hollandais, qui raconte l’histoire de Démétrios Tsafendas, l’assassin en 1966 d’Hendrik Verwoerd, le premier ministre raciste sud-africain. L’auteur, dans une postface, explique comment il a essayé de reconstituer le parcours et la personnalité de Démétrios : « Je me suis laissé guider, dans certains cas, par des considérations que l’on associe généralement à la restauration des poteries anciennes. », écrit-il, « Récemment encore, l’on essayait de reconstituer à l’identique les fragments manquants des objets que l’on avait mis à jour. À l’heure actuelle, on privilégie plutôt le principe dit « d’originalité », à savoir qu’on fait de son mieux pour situer l’objet dans l’espace et donner à voir au visiteur la forme originale en remplissant les vides aux moyens de pièces de couleur neutre, sans procéder à trop d’ajouts spéculatifs. » C’est plus ou moins la méthode que j’ai essayé modestement de suivre.

B. G. B. : A la lecture de votre livre, on se rend compte que les fake news ne sont pas nées avec Internet. Pensez-vous qu'elles sont là dès la naissance des journaux ?

P. C. : Allusion j’imagine à la campagne de presse déclenchée en 1938 par les communistes contre Raoul, présenté en pleine paranoïa stalinienne comme un agent de l’OVRA fasciste, de la Cinquième colonne franquiste, de la Cagoule française, du trotskisme et je ne sais quoi encore. Tandis qu’à l’inverse, les journaux d’extrême-droite l’accusaient d’être « l’Arsène Lupin de Moscou », communiste et franc-maçon ! Mais je pense que les fausses nouvelles, les bobards, comme on disait pendant la guerre de 14, ont dû apparaître dès que les hommes ont inventé le langage ! Les accusations fantasmatiques de l’Inquisition, les chasses aux sorcières du Moyen-âge, les rumeurs odieuses colportées contre les Juifs, tout ça a précédé la naissance des journaux. Evidemment, la presse, puis la radio, puis la télévision et maintenant Internet n’ont cessé d’accélérer et d’amplifier la diffusion des mensonges et des fausses nouvelles…

B. G. B. : Pensez-vous que de nos jours, un personnage comme votre héros peut exister ?

P. C. : D’un point de vue pratique, ça paraît inimaginable. Dans les grandes villes, les galetas comme ceux que Raoul Saccorotti avait l’habitude de cambrioler, ça n’existe plus. On les a transformés en studios pour étudiants… Et cambrioler tout en douceur, sans effraction, avec des fausses clefs ou des passe-partout, comme notre Lupin des galetas s’en était fait une règle, c’est désormais quasiment impossible, avec les serrures de sécurité modernes. Quant à redistribuer aux nécessiteux le produit de larcins, je n’ai rien entendu de tel depuis belle lurette. Attila Ambrus, le fameux « voleur au whisky » qui écuma Budapest dans les années 1990, même s’il ne braquait que des agences de l’OTP bank, la banque d’état, pour gagner la sympathie du public et se donner un air de Robin des bois, a flambé pour ses plaisirs son butin jusqu’au dernier forint, appliquant ainsi la devise de L’Aristo (un ersatz d’Arsène Lupin imaginé par le romancier André Héléna) : « Bien mal acquis ne profite qu’à moi ! ».

Bálint Géza Basilides

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