« La Hongrie sous Orbán », anatomie humaine d’un laboratoire politique

« La Hongrie sous Orbán », anatomie humaine d’un laboratoire politique

Orbán livre

Dans ce livre publié par les Éditions Plein Jour, un collectif de journalistes français spécialistes de la Hongrie propose un tableau en profondeur du pays par le biais de reportages et de portraits incarnés. Entretien croisé avec Corentin Léotard et Joël Le Pavous, deux des six contributeurs de l’ouvrage.

Éva Vámos : Corentin Léotard, vous avez supervisé la rédaction de « La Hongrie sous Orbán » dans lequel vous signez plusieurs chapitres. Vous êtes également rédacteur en chef du Courrier d’Europe Centrale, site d’information spécialisé sur la région. Comment avez-vous eu l’idée de cet ouvrage ?

Corentin Léotard : Nous souhaitions brosser un tableau plus en profondeur de la Hongrie, au-delà de ce que nous pouvons publier dans les médias avec lesquels chacun d’entre nous collaborons. Le meilleur moyen, c’était de construire un livre. Avec l’appui des Éditions Plein Jour, nous avons pu écrire à la virgule près ce que nous voulions exprimer. Le phénomène Orbán provoque un intérêt tout particulier envers la Hongrie et nous voulions mettre à profit nos expériences respectives pour construire un ouvrage avec des reportages et des portraits incarnés. Les élections législatives donnent un prétexte d’actualité au livre, mais nous voulions un ouvrage qui restera valable au-delà du scrutin du 3 avril.

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Éva Vámos : Joël Le Pavous, vous avez publié un « Dictionnaire insolite de la Hongrie » en mars 2019 et contribuez aujourd’hui à « La Hongrie sous Orbán ». Comment comparez-vous ces expériences ?

Joël Le Pavous : Le dictionnaire insolite était un inventaire de spécificités et de curiosités historiques, culturelles, gastronomiques et touristiques, un peu à la manière d’un guide de voyage alternatif. Parallèlement, dans « La Hongrie sous Orbán », nous n’avions pas l’ambition de rédiger un essai politique mais de montrer à différentes échelles comment des hommes et des femmes de tous horizons composent avec le « système » Orbán. Au cours des chapitres, nous faisons découvrir des régions, des villes et des villages isolés. Nous racontons des aventures humaines, pas seulement politiques. Par exemple, la ténacité des femmes de Magyardombegyház qui sauvent leur petit patelin en fabriquant du fromage. Ou bien le combat du maire communiste de Borsodbóta, se démenant pour dénicher des subventions et maintenir son cher village en vie malgré la fermeture des mines et l’exode des jeunes.

Éva Vámos : Certains passages m’ont particulièrement touchée. Notamment le destin tragique de Robika, petit enfant tzigane de cinq ans assassiné avec son père par trois néonazis. Mais aussi les scènes sur le parvis de la gare de Keleti, auprès des réfugiés rêvant d’Allemagne ou d’autres pays occidentaux.

Corentin Léotard : Dans la région de Borsód-Abaúj Zemplén, à la fin des années 2000, une vague de meurtres de tziganes a provoqué une guerre ethnique, racontée par le cinéaste Benedek Flieghauf dans son film « Csak a szél » (2012). A la gare de Keleti à l’été 2015, parmi les plusieurs milliers de personnes massées sur le parvis et dans le souterrain, il y avait Mansour et ses trois courageuses petites filles. Partis de Syrie, ils ont traversé la mer Égée et la Grèce avant d’arriver en Hongrie. Dans ce chapitre, j’évoque aussi la mobilisation des bénévoles et les gestes de solidarité de certains citoyens.

Mais dans le livre, nous racontons également l’histoire d’une petite fille juive sauvée par Raoul Wallenberg (écrit par Thomas Laffitte), d’un chanteur de rock de Pécs (écrit par Jehan Paumero), de l’un des inspirateurs du célèbre festival Sziget, József Kardos, un ancien du parti Fidesz au pouvoir qui espère la chute du régime. Ou encore de Katalin Novák, l’ambassadrice de la politique nataliste du gouvernement de Viktor Orbán...

Éva Vámos : Le portrait de Márton Gulyás, figure de proue de la chaîne YouTube Partizán, montre comment un « petit » média peut percer malgré un contexte difficile pour la presse d’opposition...

Joël Le Pavous : Avec Partizán, cet ancien comédien du théâtre expérimental Krétakör, qui s’est aussi illustré via de nombreux « happenings » politiques en tant qu’activiste, a réussi le tour de force de ressusciter une culture du débat politique quasiment morte en Hongrie. Il revendique une mission de service public et le droit à l’éducation populaire. « Partizán » est un exemple de réussite dans un paysage médiatique sinistré par douze ans d’orbánisme, je pense entre autres à la fermeture brutale du quotidien de centre-gauche Népszabadság ou à la transformation du site d’actualité Origo en porte-voix du pouvoir Fidesz. Heureusement, comme « Partizán », plusieurs petits médias résistent et arrivent à tirer leur épingle du jeu en dépit des nombreux obstacles ciblant la presse d’opposition.

Corentin Léotard : En matière de résistance, nous n’oublions pas celle des étudiants et des professeurs de l’Université d’Art dramatique (SZFE) dans le chapitre dédié à la nouvelle génération du cinéma hongrois. Ce chapitre permet aussi de nommer les grands succès hongrois récents du septième art, qu’il s’agisse du « Fils de Saul » de László Nemes, de « Pieces of a Woman » de Kornél Mundruczó ou de « Natural Light » de Dénes Nagy. L’auteur, Daniel Psenny, s’est aussi penché sur le destin des célèbres photographes hongrois, comme Robert Capa, qui triomphèrent hors de leurs terres. Il narre en outre une belle expérience, Gaudiopolis, une République des enfants mise en place par Gábor Sztehlo à Budapest, qui sauva d’une mort quasi assurée des jeunes juifs souvent orphelins.

Éva Vámos : Votre livre n’est pas un essai politique, mais il montre en quoi la Hongrie incarne à certains égards un laboratoire politique. Le chapitre sur le Mathias Corvinus Collegium le prouve...

Joël Le Pavous : Le Mathias Corvinus Collegium, c’est la pépinière de la nouvelle génération intellectuelle pro-Orbán. Pour les biens de ce chapitre, Hélène Bienvenu s’est entretenue avec une figure prépondérante de l’établissement, Boris Kálnoky, ancien journaliste et correspondant allemand en Hongrie qui dirige aujourd’hui l’école de médias du « MCC ». Cette université d’excellence reçoit pléthore d’argent public. Il nous paraissait indispensable de lui dédier un chapitre.

Corentin Léotard : D’ailleurs, grâce aux aides du gouvernement de Viktor Orbán, le Mathias Corvinus Collegium va construire un nouveau campus sur le mont Gellért. L’exécutif actuel ne laisse rien au hasard. Avec le « MCC », il entend exercer un rayonnement intellectuel sur l’ensemble du bassin des Carpates et poser les fondations d’une révolution culturelle néoconservatrice à l’échelle européenne.

Propos recueillis par Éva Vámos  

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