Interview avec Susan Rubin Suleiman
Le 16 mai 2025 le JFB a eu l’opportunité d’interviewer Susan Rubin Suleiman, écrivaine et professeure émérite de littérature française à l’Université Harvard aux Etats-Unis, d’origine hongroise et naturalisée américaine. Susan Rubin Suleiman est venue présenter son livre le plus récent intitulé István Szabó: Filmmaker of Existential Choices, sorti en janvier 2024, à la Central European University de Budapest. Découvrez l’interview du JFB.
JFB : Bonjour Susan. Vous êtes revenue à Budapest, pas pour la première fois mais après quelques années d’absence. Vous avez quitté la Hongrie enfant avec vos parents et vous avez eu une carrière universitaire remarquable aux États Unis, ce qui n’est pas évident et vous vous êtes spécialisée dans la littérature française. Vous avez publié en 2023 le roman de votre vie, Daughter of History, qui vient d’être traduit en hongrois : “Une Fille de l’Histoire, de Budapest jusqu’aux Etats-Unis”. Vous vouliez dans ce livre mettre en avant la question suivante: “Comment réussir malgré tous les problèmes que posent l’immigration ?”
Susan Rubin Suleiman : Aux États Unis ce livre n’est pas vendu comme roman mais comme « memoir », c’est un genre qui n’est pas reconnu en Hongrie ni en France. En France et en Hongrie on connaît les romans autobiographiques mais cela me dérange d’utiliser ce terme car ce n’est pas une fiction mais un récit basé sur ma vie de petite fille à Budapest et puis d’adolescente en Amérique Mes premiers souvenirs remontent à 1944, à l’entrée de l’armée allemande en Hongrie lorsque j’avais 4 ans.
JFB : Comment avez-vous survécu ?
S. R. S. : Ce n’est pas seule que j’ai survécu, j’avais la chance de vivre à Budapest avec mes parents et ma grand-mère. Les juifs de Budapest n’ont pas été déportés systématiquement. En avril 1944 Eichmann a commencé les déportations dans la province hongroise mais en juillet le leader hongrois, Miklós Horthy, a décidé de ne plus collaborer avec les nazis, ainsi il n’y a pas eu de déportations systématiques pour les juifs de Budapest. Il y avait d’autres dangers, bien entendu. Mon père a procuré des faux papiers, je m’appelais alors Marie et j’avais cinq ans. Nous avons fait semblant d’être une famille catholique, réfugiée de la Transylvanie. Nous avons eu la chance de survivre sous de faux noms puis l’armée soviétique a libéré Budapest en janvier et février 1945.
JFB : Dans votre livre vous avez utilisé le mot hongrois “visszafelejtés”. Vous avez donc gardé des bons souvenirs mais également des souvenirs difficiles de la Hongrie.
S. R. S. : En effet, “visszafelejtés” est la traduction du mot anglais “unforgetting,” (mot que j’ai inventé, car il n’est pas dans le dictionnaire), qu’on traduirait en français par le désoubli. Cela arrive à beaucoup de gens de faire le choix d’oublier un passé traumatique, mais après un temps la mémoire revient. En même temps, pour moi la guerre c’était l’aventure, j’étais avec mes parents, donc je n’étais pas traumatisée. Cependant, j’ai été traumatisée une fois pendant l’été 1944, ma mère m’a amenée dans une ferme et elle m’y a laissée avec des inconnus en me disant qu’elle reviendrait me chercher. En tant qu’enfant de 5 ans, je me sentais complètement abandonnée et je me suis dit qu'il fallait absolument que je m’adapte sinon j’allais mourir. Quand ma mère est revenue quelques semaines plus tard, je lui ai dit que je n’avais plus besoin d’elle. Quand nous avons quitté la Hongrie en 1949, illégalement, durant l’époque communiste, j’ai décidé de mettre tout cela derrière moi. Je ne voulais plus penser à Budapest. J’ai écrit il y a longtemps un autre livre “Budapest Diary” qui est le livre de mon retour à Budapest, après de longues années. Le sous-titre du livre est “in search of the motherbook” (jeu de mots sur le mot hongrois « anyakönyv, » qui se réfère à des documents d’identité), et dans ce livre je parle de mon retour à Budapest d’abord en 1984 avec mes enfants. J’y suis retournée de nouveau en 1993, j’y suis alors restée 6 mois et c’est là où j’ai vraiment fait le désoubli, je me suis permise de me rappeler un tas de choses, notamment mes premiers souvenirs.
JFB : Vous étiez jeune, c’était l’aventure, vous n’êtes pas arrivée facilement aux États Unis, pouvez-vous nous dire quel était votre itinéraire ?
S. R. S. : Nous avons passé 8 mois à Vienne, nous voulions aller aux Etats-Unis, j’avais de la famille qui y avait immigré notamment à New York mais nous ne savions pas comment obtenir des papiers alors que nous étions considérés comme des “displaced persons”, des gens qui n’avaient plus de passeport. Comment faire ? Il y avait des camps de “displaced persons” en Autriche, en Allemagne. Mes parents se demandaient si nous devions passer par un de ces camps pour atteindre les Etats-Unis. Mon oncle qui vivait aux Etats-Unis nous a dit de plutôt venir à Port-au-Prince car il avait une fabrique de chaussures là-bas. Nous avons passé 6 mois à Haïti et grâce à lui nous avons obtenu des papiers pour devenir réfugiés aux Etats-Unis.
JFB : C’est remarquable ce que vous avez fait pour vous adapter en toute circonstance, par exemple à l’école à Haïti. Vous étiez une bonne élève et une étrangère à la fois.
S. R. S. : Pour moi, l’école a été mon salut. Et ce, où que je sois, à Vienne dans une école française ou à Haïti chez les bonnes sœurs pendant un semestre où j’ai vraiment appris le français couramment, je le parlais, je le lisais. Les bonnes sœurs m’ont beaucoup appris, je les aimais beaucoup, puis nous sommes partis. Un des thèmes dans ce livre est celui de la résilience des enfants, concept développé par le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik, dont la famille a été détruite par la Shoah. Ce qu’il a observé chez lui-même et chez d’autres enfants c’est ce qu’il appelle la fuite en avant, c’est-à-dire le désir d’aller toujours en avant en fermant toutes les portes derrière soi. On est alors capable de s’adapter à toutes les situations nouvelles. Le sujet de mon livre “Daughter of History: Traces of an Immigrant Girlhood” est mon départ de l’Europe, mon parcours pour devenir américaine, ce qui constituait mon seul désir à l’époque. Et je suis finalement devenue américaine.
JFB : Comme choix de carrière vous aviez d’abord choisi la chimie, comment êtes-vous arrivée à la littérature ensuite ?
S. R. S. : J’ai en effet étudié la chimie mais je me suis rendue compte au bout d’un moment que ce qui me passionnait vraiment c’était la littérature. Ce livre n’est pas sur ma carrière universitaire, il est sur mes 21 premières années et comment je suis devenue celle que je suis (comme dirait Nietzsche). Ce livre s’arrête après l’université lorsque j’ai passé une année à Paris, qui a été très importante pour moi et en revenant de Paris j’ai commencé un doctorat à Harvard en littérature française. Mon année à Paris était un retour en Europe, cette Europe que j’avais tant voulu oublier. Paris faisait le triangle en quelque sorte car c‘était un moyen de revenir en Europe sans revenir à Budapest. Paris est devenu le médiateur pour moi entre New York et Budapest. Je raconte ma carrière dans 15 pages de post-face car l’éditeur me l’a demandé. J’ai eu la chance d’entrer dans le cursus universitaire à un moment où pointait le féminisme dans les universités. J’ai commencé à enseigner en 1966, avant d’avoir mon doctorat, en tant qu’”instructor” à Columbia College, qui fait partie de Columbia University et qui était à ce moment-là exclusivement réservé aux garçons. J’étais la première femme embauchée pour y enseigner plein temps. Le chef du département m’avait embauchée et son associé à qui j’ai parlé ensuite m’a dit que je parlais très bien français mais que je devais comprendre qu’il n’y avait pas d’avenir pour moi et que je devais être simplement contente d’avoir ce poste. Finalement j’ai eu un assez bel avenir mais pas à Colombia ! En 1966 on pouvait se permettre de dire de telles choses mais 5 ans plus tard il ne se serait pas permis de dire “vous êtes une femme donc il n’y a pas d’avenir pour vous ici.” Il existe toujours une inégalité et même aujourd’hui, il n’y a pas 50% de profs femmes dans les universités, peut être seulement 30%.

JFB : Vous avez aussi écrit sur les femmes et sur l’écriture féminine.
S. R. S. : Au début de ma carrière universitaire j’ai écrit un livre très structuraliste, qui s’appelle Le roman à thèse ou l’autorité fictive qui est devenu un classique d’analyse structurale. Après cela j’ai fait beaucoup de critique féministe et puis il y a eu une évolution de mes intérêts intellectuels. Après mon retour à Budapest en 1984 je me suis beaucoup intéressée à l’histoire et j’ai commencé à enseigner la littérature de la Shoah et les questions de mémoire. Dans le milieu universitaire il y a eu le tournant des études de mémoire notamment avec le volume de Pierre Nora sur les lieux de mémoire qui est sorti dans les années 1980 et ce tournant a coïncidé avec mon tournant personnel.
JFB : Même en parlant de votre vie il y a des points de repère littéraires. En parlant de deuil vous parlez de Proust. Vous évoquez Malraux, Nizan, les années 30/40…
S. R. S. : Malraux, Sartre, Camus, Beauvoir ont été importants pour moi car c’étaient des écrivains engagés. J’ai écrit ma thèse de doctorat sur Paul Nizan, qui était communiste et avait toute une théorie sur la nécessité de l’engagement politique des écrivains. Proust m’intéresse depuis toujours pour d’autres raisons, mais aussi parce qu’il montre les différentes manifestations de la mémoire qui peuvent venir d’un objet, comme la fameuse madeleine. La mémoire est liée à des objets, à des odeurs, à des lieux. Elle est liée à la vie du corps en quelque sorte. Dans mon livre je parle beaucoup d’objets, de vieilles photographies, d’une broche que portait ma mère, de choses qui sont liées et évoquent des moments de ma vie et des souvenirs.
JFB : En dehors de la littérature française vous parlez de Thomas Mann, de l’avènement du fascisme. Vous avez rapidement compris que Thomas Mann était un “Européen entre les blancs”.
S. R. S. : Mann a une grande réputation en Hongrie parmi les gens de ma génération. C’est un grand écrivain européen qui a eu le prix Nobel en 1927, il pose des questions philosophiques générales et à un moment a essayé d’expliquer comment l’Allemagne est tombée dans le nazisme, notamment dans son roman Doctor Faustus. C’est un livre sur comment l’Allemagne a fait son pacte avec le diable.
JFB : Vous écrivez combien de grands écrivains ont puisé dans cette légende germanique de Faust Que représente Thomas Mann pour vous ?
S. R. S. : Thomas Mann représentait pour moi l’Europe, la culture européenne, que j’essayais d’oublier. Je l’ai découvert quand j’étais à l’université à New York. J’admirais Malraux à cause de ses prises de position politiques dans la guerre d’Espagne par exemple (dans son roman L’Espoir ). Il avait lui-même participé à cette guerre, donc c’était une figure mythique.
Propos recueillis par Éva Vámos et Cassandre Marigny