Le temps soigne-t-il les plaies ?
Il y a soixante-cinq ans, en vingt jours seulement d’innombrables foyers furent bouleversés, en ce beau et millénaire pays magyar. Que les Budapestois d’aujourd’hui – témoins ou non de ces événements tragiques – veuillent se les rappeler pour les bannirent à jamais de leur sol, cela va de soi ! S’agissant de ceux qui vécurent ces sanglantes journées, les uns furent victimes des occupants – les anciens envahisseurs – les autres les souffre-douleurs des réactionnaires, toujours actifs même en filigrane. Comme le disait une amie hongroise ayant vécu les événements alors qu’elle était encore une enfant, « les choses n’étaient pas simples. » Traduisons par « objectivement, on ne peut pas prendre facilement parti, les exactions ayant alors été bien partagées ! » Ajoutons que l’idéologie, quelle qu’elle soit est un gabarit inadapté à l’évaluation objective des phénomènes sociaux de cette ampleur.
La 1956-os forradalom, Az 1956-os események, pour nous L'insurrection de Budapest, n’est pas réductible aujourd’hui à un simple et lointain souvenir ou à un récit partisan. Il s’agit d’un événement déterminant de ce qui sera – une trentaine d’années plus tard – le ferment du renouveau de la nation hongroise, une tentative démocratique.
Parmi d’innombrables femmes et hommes (quelques-uns encore enfants), certains – une infime partie – purent exprimer leur désarroi, parfois contradictoirement, selon qu’ils furent sauver du pire par telle ou telle faction de la population hongroise. En octobre 1956, j’avais seize ans et j’étais loin de ces turbulences d’Europe Centrale, mais quelques douze ans après, ce pays m’était devenu familier. Il est en effet celui des aïeuls maternels de mes enfants. De nombreux membres de cette famille ont subi la séparation. Précisément, nous avons retrouvé un écho de cette période publié dans une revue anglaise, The Express, le 27 octobre 1996. Il s’agit évidemment d’un point de vue partial. On pourrait, de la même façon, publier le récit mettant en scène des protagonistes opposés idéologiquement à ceux-ci.
UNE ADOLESCENCE SACRIFIÉE
Elle n’avait que quatorze ans quand plus de mille chars envahirent son pays. Cette adolescente fut inquiétée au prétexte de ses origines sociales. En d’autres temps, elle aurait dû être une jeune fille épanouie, s’exerçant aux travaux d’aiguille, à l’apprentissage du français et aux échanges amicaux. Le caractère bien trempé, elle ne se laissa pas intimider, rejoignant ainsi nombre de jeunes Hongrois animés d’un idéal de liberté. Ce goût de l’indépendance suscita la cohésion d’une bande de camarades dont le but fut de libérer la Hongrie de ce que l’on considérait alors comme un régime oppressif.
LES ANNÉES N’EFFACENT RIEN
Quarante ans après cette exceptionnelle mais pénible expérience, Teréz était devenue une femme de cinquante-quatre ans, installée en Angleterre. Elle se souvenait avec nostalgie de l’audace et de l’impavidité de son adolescence. En cette année 96, la Hongrie avait une nouvelle constitution depuis octobre 89. Teréz était exilée à 1500 kilomètres à vol d’oiseau du petit appartement de Budapest où sa famille avait été mise en résidence surveillée depuis 1945. Elle se maria à Londres et s’installa dans la vie familiale ; elle eut deux enfants qu’elle prénomma Elizabeth Magdolna et Henry László, pérennisant ainsi à travers sa progéniture la marque tangible de ses origines magyares.
Toutefois, cette femme ne cessa pas de penser à la situation dans laquelle sa famille avait été précipitée. Les parents avaient gardé des connaissances à l’ambassade britannique. Une nuit, la police les arrêta. Accusés d’espionnage au profit des Britanniques, le père fut emprisonné pendant cinq ans et la mère dix ans. Ils avaient respectivement cinquante-et-un et quarante-trois ans et leurs cinq enfants avaient de seize à quatre ans ! La fratrie fut dispersée dans divers lieux de Hongrie. « En définitive, dit Teréz, je fus retrouvée par un détective : il était venu dans mon école et lors d’une récréation il avait demandé à voir mes livres. Sous le papier brun qui les recouvrait, il y avait mon nom d’origine. »
La police entreprit de retrouver les cinq enfants et de les placer en divers lieux de la Hongrie.
LIBERTÉ, LIBERTÉ CHÉRIE
Quelques années plus tard, Teréz et ses frères revinrent à Budapest. Les parents, récemment libérés, décidèrent de leur faire passer la frontière.
Une femme vint un soir en possession de laissez-passer devant théoriquement permettre aux enfants de quitter la Hongrie et d’éviter les contrôles, mais le garde-frontière était indisposé et ils ne purent passer en Autriche qu’au lever du jour. Il conduisit la fratrie au-delà du no-man’s land, prétextant qu’il s’agissait d’enfants autrichiens égarés. Ce fut le dernier regard de Teréz à sa patrie. Elle fut autorisée à y retourner en 1968.
Pour illustrer la quête de liberté et de justice sociale, est-il dérisoire de rappeler que parmi les oncles et tantes paternels de Teréz, figurent de proches amis de Mihály Károlyi, l’ancien premier-ministre puis président de la République de Hongrie d’octobre 1918 à mars 1919 ? C’est lui qui distribua ses biens aux paysans travaillant sur ses terres. En 1998, l’une des tantes de Teréz reçut à titre posthume le diplôme de Yad Vashem. Le goût de la liberté et des principes démocratiques transcende les classes et les opinions.
L’EXIL
En 1962, ce furent l’Espagne et la Grande-Bretagne qui accueillirent la famille. Aujourd’hui vivant en Angleterre, veuve et octogénaire, entourée de sa fille Elizabeth Magdolna, de son fils Henry László, de ses petits-enfants Benjamin Gyula, Charles Nicholas et Thomas Benedict, Teréz peut observer du haut de son expérience les prétentions dérisoires de ce monde où, comme il y a soixante-cinq ans, se pose encore la question de la liberté. La Hongrie de 2021 est-elle comparable à celle de 1956 ? Certains disent qu’il y a quelques similitudes ! Mais c’est une question de point de vue.
En 1972 et 1985, les parents moururent et furent enterrés à deux mille kilomètre de leurs racines. Leurs enfants font partie de la génération appelée à disparaître en ce siècle. Déjà Kinga, la sœur ainée, née en 1936 est morte en septembre 2021, György a quatre-vingt-trois ans, Teréz quatre-vingt ans, Margit soixante-dix-huit et László soixante-treize. Ainsi le bruit et la fureur des années qui se télescopent couvrent l’écho de ces vies qui connurent le pire dans leur enfance et adolescence : la privation de liberté. C’est peut-être pour cela que nous devons incessamment continuer de rappeler combien elle est précieuse, cette liberté ! A szabadság értékes.
Claude Donadello
Image principale : Teréz Szapáry, à l’époque où elle vécut les événements
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