Carl Lutz et le sauvetage des Juifs de Budapest

Carl Lutz et le sauvetage des Juifs de Budapest

Carl Lutz

En se promenant le long des quais du Danube, plus précisément à quelques mètres du Mémorial aux chaussures se tenait jusqu’au 14 octobre une exposition intitulée « un sanctuaire dans la tempête : Carl Lutz et le sauvetage des Juifs de Budapest ».

Alors que je faisais visiter à un groupe d’écoliers l’exposition, un touriste suisse s’approcha du groupe et me demanda : « que fait le drapeau helvétique au côté du Mémorial des chaussures ? Qui était Carl Lutz ? ».

Carl Lutz fut à l’origine de ce qui restera dans l’histoire la plus grande opération de sauvetage de juifs durant la seconde guerre mondiale.

Comment un fonctionnaire de la Confédération Helvétique, que rien ne destinait à enrayer la machine de guerre nazie, a-t-il pu organiser cette vaste opération de sauvetage ?

Carl LutzNé en 1895 et originaire d’un petit village non loin du lac de Constance, Walzenhausen, dans le canton d’Appenzell, Carl Lutz est issu d’une famille méthodiste, profondément croyante.

A l’âge de 18 ans, Carl Lutz émigra aux Etats-Unis où il suivit une formation pour devenir pasteur. Trop timide, il interrompit ses études et, cherchant un emploi, son destin le mena jusqu’à la Légation Suisse de Washington. Très vite remarqué par l’ambassadeur lui-même, Carl Lutz étudia l’Histoire et la Diplomatie à la George Washington University d’où il sortira diplômé en 1924.

Il restera en tout une vingtaine d’années aux USA, où il se mariera, avant d’être nommé en 1935 au Consulat de Jaffa en Palestine mandataire, administrée alors par le Royaume-Uni.  Il y restera 5 ans. Durant ce séjour, plusieurs évènements vont survenir qui expliqueront sa future action à Budapest. En 1938, alors que l’infâme tampon « J » fut apposé sur les passeports des juifs allemands et autrichiens désirant se rendre en Suisse, Carl Lutz fut l’un des seuls diplomates à prendre sa plume et dénoncer auprès de ses supérieurs ce procédé indigne. Suite aux émeutes arabes et afin d’administrer la Palestine, le Royaume Uni édicta le 3ème Livre Blanc qui contenait la clause suivante : l’émigration de Juifs venant d’Europe centrale serait limitée à 75,000 juifs entre 1939 et 1944. Ce point est très important car quand Lutz représentera le Royaume Uni à Budapest, il sera en charge d’exécuter les clauses du Livre Blanc.

Lorsque la guerre éclata en 1939, l’Allemagne demanda à la Suisse d’être sa puissance protectrice. Carl Lutz fut ainsi en charge de défendre les intérêts allemands en Palestine, ce qui lui vaudra les remerciements de hauts dignitaires allemands, dont Joachim von Ribbentrop, ministre allemand des affaires étrangères.

Carl Lutz

En janvier 1942, Carl Lutz fut nommé vice-consul à Budapest, en charge des intérêts étrangers : il représentait les intérêts de plus de 14 pays dont les Etats-Unis et le Royaume- Uni. C’était à l’époque une haute responsabilité et en quelques jours, Carl Lutz devint une figure incontournable à Budapest. Tout ce qui concernait les intérêts américains et anglais passait sur son bureau.

Carl Lutz fut donc en charge d’exécuter la fameuse clause du Livre Blanc, à savoir d’organiser l’émigration des 75,000 juifs en Palestine. C’est à cette époque que Carl Lutz noua des liens forts avec les diverses communautés juives. Il rencontra entre autres Otto Komoly, Président du comité de secours juif, Miklos Krausz directeur de l’office palestinien de Budapest, Rezsö Kasztner, qui donnera son nom au train Kasztner qui arrivera en Suisse en 1945 avec à son bord 1,684 juifs.

Il fit la connaissance également des « Halutzims », un groupe de jeunes femmes et d’hommes, venus de tous les pays de l’Europe de l’est, extrêmement courageux qui furent d’une aide primordiale à Carl Lutz lors de son opération de sauvetage.

Entre 1942 et le 19 mars 1944, plus de 10,000 juifs, souvent des jeunes ainsi que des orphelins, purent émigrer en Palestine.

Il se noua durant cette période des liens extrêmement étroits entre Carl Lutz et ces diverses organisations. Les juifs voyaient en Carl Lutz un homme attaché au droit international et qui visiblement n’était pas indifférent à leur sort.

Carl Lutz

Ils virent bien que Carl Lutz, dans le cadre de sa mission vis-à-vis des britanniques outrepassait ses prérogatives : il fit renommer le bureau de représentation de Miklos Krausz « département de l’émigration de la légation de Suisse », en y apposant des plaques diplomatiques helvétiques. Il fit également passer ce dernier, au sein de toute la communauté budapestoise comme le fonctionnaire chargé par le gouvernement anglais de la section des émigrés.

Toujours dans le cadre de sa mission, il donna des papiers d’identités helvétiques, geste très fort dans le contexte de la guerre, non seulement aux responsables des associations juives, mais également aux 150 Halutzims qui travaillaient pour lui.

C’est dans ce contexte et sur ces bases que Carl Lutz put monter son opération de sauvetage.

En effet, le 19 mars 1944, l’Allemagne envahit la Hongrie et Carl Lutz se retrouva à négocier dorénavant avec les Allemands, en les personnes d’Edmund Veesenmeyer, ministre plénipotentiaire du Reich, et d’Adolf Eichmann, en charge des transports.

Les Juifs, quant à eux, se retrouvèrent soumis aux lois antisémites, avant que les déportations ne commencent en avril 1944. Entre fin avril et mi-juillet 1944, plus de 437,000 juifs de province seront déportés à Auschwitz, dont plus de 80% seront gazés dès leur arrivée.

Le 19 mars 1944, Carl Lutz avait en sa possession une liste de 7,800 juifs autorisés à émigrer en Palestine selon les dispositions du livre blanc. Aucun d’entre eux ne parviendra à quitter la Hongrie avant la libération, mais Carl Lutz va se servir de ce nombre comme un levier afin de sauver plusieurs dizaines de milliers de juifs.

Jamais Carl Lutz n’aurait pu se douter à quel point il se trouverait isolé dans son action. Certes, grâce aux relations tissées en haut lieu avec les Allemands, il pouvait négocier avec ces derniers ou tout au moins essayer de faire valoir le droit international.  Mais cela n’allait pas sans risques, car les Allemands ne goûtaient guère à son activisme en faveur des Juifs. Edmund Veesenmeyer envoya même, en novembre 1944, un message à Berlin, où il demandait l’autorisation de disposer du vice-consul, c’est-à-dire de l’éliminer. La requête resta sans réponse.

Tout en continuant ses négociations et en ayant compris que les Allemands étaient bien décidés à déporter les seuls juifs restant à Budapest, Carl Lutz mit en place un astucieux système de lettres de protections pour le quota des 7,800 juifs. Ces « Schutzbriefs » stipulaient que le détenteur était autorisé à émigrer en Palestine et qu’en attendant son départ, il était sous la protection de la Confédération Helvétique. Ces lettres étaient numérotées de 1 à 7,800, mais très vite plusieurs séries de 1 à 7,800 circulèrent dans Budapest.

Les Hongrois, soucieux de l’image chevaleresque qu’ils voulaient donner à l’étranger honorèrent ces lettres dans un premier temps.

Carl Lutz

Lorsque la réalité d’Auschwitz a frappé les capitales occidentales, à l’été 1944, Carl Lutz a pensé que les Alliés, en particulier les Britanniques, seraient sensibles au sort des Juifs, et lui demanderaient d’étendre son mandat de protection consulaire en leur faveur. Mais ce ne fut pas le cas. Autant Berne que Londres lui demandèrent de s’en tenir strictement à son quota d’origine, limité à 7'800 personnes.

S’apercevant que le quota des 75,000 était loin d’être rempli, Carl Lutz tenta de faire passer son quota de 7,800 pour des familles et non de personnes, essayant d’étendre son action à 40,000 personnes, les Anglais lui rétorquèrent que son quota restant avait été diminué à 5,000. Les Anglais voulaient éviter un afflux de juifs en Palestine…

Ce fut le point de basculement dans cette action de sauvetage. Ayant compris qu’il serait maintenant sans aucune aide, Carl Lutz mit tous les moyens à sa disposition au service de sa conscience.

Afin de protéger l’action humanitaire des Halutzims, qui opéraient jusqu’à présent depuis les sous-sols de l’ambassade américaine, Lutz loua, en juillet 1944, un immeuble entier, la Maison de Verre, situé au 29, Vadasz u. qui prit le titre de : « Service d’Emigration de la Division des intérêts Etrangers de la légation Suisse ». La maison de verre devint un haut lieu de contrefaçon de lettre de protection et abrita dans les dernières semaines de la guerre près de 3,000 personnes.

Allant négocier avec le ministre hongrois des affaires étrangères, qui lui fit part du fait que tout le monde savait à Budapest que des fausses lettres de protection circulaient, Carl Lutz lui répondit instantanément : « je suis au courant et je viens vous demander de mettre l’ensemble de la population juive sous la protection de la confédération helvétique ».

Après de longues et habiles négociations, les Hongrois acceptèrent que Carl Lutz instaurât 76 maisons protégées situées le long de la rue Pozsony, arborant toutes des plaques diplomatiques suisses, afin d’y loger son quota de 7'800 personnes. Dès leur mise en place, ces immeubles résidentiels accueillirent bien plus de monde, à la consternation des autorités hongroises. Près de 20'000 personnes y trouvèrent finalement refuge.

Pest fut libérée le 16 janvier 1945 et Buda le 12 février.

Carl Lutz retourna en Suisse en avril 1945 et, même sans avoir été sanctionné pour son action, resta très affecté par l’indifférence de l’Administration à l’égard de l’action de sauvetage menée par la Légation suisse à Budapest. Il continua à travailler pour l’Administration suisse et fut nommé en 1955 consul à Bregenz en Autriche, près de la frontière suisse. Il fut nommé Consul Général Titulaire en 1960, un an avant sa retraite.

Carl Lutz fut le premier Suisse à avoir été nommé Juste parmi les nations par Yad Vashem en 1964.

Les lois de la Vie sont plus fortes que les textes de loi

Carl Lutz (1895-1975)

Frédéric Hayat

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