Des photos qui valent 1000 mots : le photojournalisme mis à l’honneur le temps d’une exposition sur la guerre en Ukraine
Pour les deux ans de l’invasion russe de l’Ukraine, une exposition temporaire est affichée à Budapest près de Deák Ferenc Ter. Dans cette exposition, plusieurs clichés remarquables pris durant les deux ans de guerre attirent l’attention des passants. C’est l’occasion de revenir dans cet article sur l’histoire du photojournalisme ainsi que sur certaines photos marquantes, de Soweto à Dniepr, de Saigon à Gaza.
Le photojournalisme change. A l’origine, l’utilisation d’images par la presse s’est développée dans les années 1840 en Angleterre avec des magazines illustrés tels que The Illustrated London News (1). Ce modèle de reportage s’est vite répandu, les gravures laissant progressivement la place aux photographies. Cette nouvelle technologie était prisée pour son authenticité, les images n’étant pas falsifiables. Peu à peu, de nouveaux journaux illustrés émergent comme Life (1936) ou Paris Match (1949 (2)). Loin d’être centrés sur la couverture d’évènements internationaux à leurs débuts, ces hebdomadaires utilisent le visuel comme support au texte. La tendance qui domine est résumée par la formule de Paris Match : « Le poids des mots, le choc des photos ». Pour autant, c’est bien la couverture de guerres qui propulse le photojournalisme sur le devant de la scène. Pour le magazine Vu notamment, la guerre d’Espagne (1936-39) permet à plusieurs journalistes comme Robert Capa de se faire connaître pour leurs photographies tandis que le périodique se forge son identité progressiste. Dans la même lignée, la mise en image des dictatures émergentes en Europe est un succès et inspire Life qui devient la référence en matière de photojournalisme dans l’après-guerre.
Cette période annonce un futur radieux pour le photojournalisme, dans un contexte conflictuel aux quatre coins du globe. Que ce soit dans le cadre de conflits coloniaux, post-coloniaux ou de la Guerre Froide, les journaux et la télévision français ont été inondés d’images plus insoutenables les unes que les autres. Deux lignes directrices se dessinent en parallèle : la naissance d’un soutien international vis-à-vis des opprimés, que les images ont rendus humains ; l’utilisation des médias et de leurs photographies par les pouvoirs en place pour assouvir un but politique. Intéressons-nous à deux exemples concrets qui illustrent chacune de ces voies.
En 1976, en Afrique du Sud, de nombreuses lois d’apartheid sont en vigueur (3). Depuis 1975, l’afrikaans (la langue des colons néerlandais) est imposé comme langue officielle d’enseignement, au même titre que l’anglais. En réaction à cela (et à bien d’autres injustices aussi), des lycéens et étudiants noirs manifestent pacifiquement à Soweto le 16 juin 1976. La police ouvre le feu et tue 21 manifestants. Sam Nzima, un photographe sud-africain immortalise le moment. Sa photographie fait le tour du monde. Sur celle-ci, on voit un jeune manifestant porter son camarade, tué par balle. Ces scènes choquantes sont relativement fréquentes dans l’Afrique du Sud de l’époque. Cependant, le partage de cette photo lance une vague de soutien aux opprimés d’Afrique du Sud en Occident. Des mouvements de boycott sont lancés et la médiatisation des conditions de vie des noirs et des métisses en Afrique du Sud accélère la fin de l’apartheid. Cette photo, sans être le seul déclencheur, s’impose comme l’élément moteur de la prise de conscience et du soutien international. Aujourd’hui encore, elle symbolise la lutte du peuple noir d’Afrique du Sud.
Parfois, les reportages d’image peuvent aussi être utilisés à des fins politiques. En 1967, la guerre du Biafra (4) se déclenche dans un Nigeria post-colonial rongé par les tensions issues du morcellement territorial entamé sous l’occupation Britannique. Le colonel Ojukwu fait sécession du reste du pays et fonde la République du Biafra. Le Nigéria de Gowon entre en guerre. Pour des raisons stratégiques, la Grande-Bretagne soutient le général Gowon tandis que la France aide le Biafra. Cette guerre est une catastrophe humanitaire (entre 1 et 2 millions de personnes sont mortes de la famine). Pour soutenir la cause du Biafra, Charles de Gaulle, « manipule » journalistes et médias. L’objectif ? Propager en masse des images montrant l’étendue de la famine et l’horreur de la guerre pour obtenir la fin du blocus imposé par le Nigéria sur le Biafra. Ce que beaucoup de photojournalistes défendaient comme une cause noble a été récupéré à des fins politiques par le pouvoir en place. Cette méthode, nouvelle à l’époque est aujourd’hui fréquemment utilisée, d’autant plus que les nouvelles technologies le permettent à plus grande échelle encore.
A l’heure des réseaux sociaux, l’utilisation des images a changé. D’une part, les photos ne sont plus fiables, les logiciels de retouche étant à portée de chacun. D’autre part, la viralité de celles-ci explose, en même temps que la recherche du sensationnalisme qui accompagne leur diffusion à grande échelle. Dans ce contexte, il peut devenir difficile de sortir du lot un travail photojournalistique. Néanmoins, les nouveaux médias sociaux permettent, en temps de guerre, aux individus de partager leurs conditions de vie directement, ce qui facilite la couverture des évènements « vus d’en bas ». De plus, les reporters d’images sont toujours très prisés par les médias télévisuels ou numériques et l’exposition de leur travail peut aussi passer par d’autres supports. Dans ce cadre, des photos journalistiques sont exposées dans le boulevard Károly, près de Deák Ferenc Ter à Budapest en l’honneur du triste anniversaire des deux ans de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Dans cette exposition accessible à tous, on peut rester hypnotisés devant une sélection de photos de différents reporters, allant du début du conflit jusqu’à ces dernières semaines, et montrant la catastrophe humanitaire et matérielle qui se déroule à 1000km d’ici.
Un bâtiment détruit par des tirs d’obus à Dnipro, Ukraine, 14 janvier 2023. Photo de Evgeniy Maloletka.
L’exploration d’un cimetière de voitures brûlées par une petite fille, à Irpin, Ukraine, 25 juin 2022. Photo de Serhii Korovayny.
Les adieux émouvants entre un père et sa fille à la gare de Lviv, Ukraine, 22 mars 2022. Photo de Alexey Furman.
Le rôle de ces photographies n’est plus seulement de dépeindre la réalité mais aussi de transmettre des émotions fortes. Il existe des milliers de clichés comme ceux-là. Tous sont importants. Une fois que les villes auront été rasées et les populations déplacées, « ce qu’il restera à la fin de la guerre ce seront les images ». Cette citation du photographe Evgeniy Maloletka caractérise bien le triple enjeu du photojournalisme : montrer la réalité d’un conflit, d’une crise à un instant T ; transmettre des émotions et générer de l’empathie ; être une archive précieuse à posteriori pour le devoir d’histoire et le devoir de mémoire. Une exposition comme celle-ci est un soutien précieux au travail essentiel de tous les photojournalistes et un soutien indirect aux civils ukrainiens. Pour autant, ces derniers ne sont pas les seuls à souffrir d’une crise humanitaire. Il est déplorable que les Soudanais, les Palestiniens, les Congolais, les Kurdes, les Ouïghours et bien d’autres ne bénéficient pas du même support international. Les photojournalistes vont sur le terrain, aux médias et aux politiques de partager leur travail. L’indignation à géométrie variable ne sert aucune cause.
En Ukraine comme à Gaza, des reporters d’image (qu’ils soient professionnels ou improvisés, les journalistes étrangers n’étant pas autorisés à entrer dans l’enclave palestinienne par Israël) risquent leur vie chaque jour (5) pour montrer au monde la réalité des conflits. Pour les civils sous les bombes, le réveil de la communauté internationale est parfois le dernier espoir. L’histoire l’a montré, une photo peut sauver des vies.
Léonard Cottereau
(1) Feuilletable sur British Newspaper Archive.
(2) Avant cette date, Match et Paris soir, les ancêtres de Paris Match existaient déjà sous une autre forme.
(3) Pour en apprendre plus sur le régime d’apartheid : l’internaute.
(4) Pour plus de détails lire la série du Monde « Génération Biafra » (réservée aux abonnés Le Monde)
(5) D’après le CPJ, au moins 95 journalistes ont été tués par Israël depuis le 7 octobre, plus que dans n’importe quel pays au cours de l’année passée. https://cpj.org/2024/03/journalist-casualties-in-the-israel-gaza-conflict/