Vacances en France

Vacances en France

Ce récit se passe vers 1965.

Laci Kása voulait partir pour Paris depuis très longtemps. Malgré le fait qu’il ait appris le russe au lycée et qu'il étudiait les sciences naturelles, il voulait poursuivre ses études à la Faculté des Lettres. N’ayant pas encore appris le français, il a envoyé sa candidature à la Faculté de hongrois, spécialité "Connaissance des bibliothèques" où il a été admis. Bien qu’il étudiait assidûment les principes de recherches bibliographiques ainsi que les écrits polémiques des pasteurs du XVIe siècle, son cœur était attiré avant tout par la littérature française et Paris. Il tentait de faire la cour aux filles de première année en français, mais les plus jolies le rebutaient par leur arrogance et leurs petits copains et les moins jolies par leurs mèches mouillées de sueur et leurs pulls froissés. Il a alors commencé à fréquenter les séminaires d'un professeur réputé sur les tendances du roman français contemporain. Chaque vendredi, à l’heure du cours, le vieux professeur les attendait avec de petits gâteaux et commençait à raconter la biographie d’Anatole France. Le jeune homme s’est aussi inscrit à un cours de français pour débutants et, au printemps, il réussit à formuler quelques phrases simples en français.

Mais tout cela ne l’approchait que de la langue, pas de la ville. A la bibliothèque Széchényi, il feuilletait souvent les albums Skira sur Paris, dont le premier volume contenait des anecdotes historiques tandis que le deuxième présentait le Paris moderne. Il fit l'acquisition d'un plan de la ville qu’il colla sur le mur au-dessus de la vieille table de cuisine qui lui servait aussi de bureau dans leur appartement minuscule. A la librairie des langues étrangères il acheta très cher le petit livre couleur d’or sur Paris, de la série Hallwag éditée à Berne. Et avec un peu d’ingéniosité il put aussi consulter un livre édité par Michelin sur le sujet, sans toutefois avoir pu l'acheter.

Peu à peu, il appris à connaître Paris par cœur, sans jamais y avoir mis les pieds. Il savait dans quelle maison de la Place des Vosges habitait Victor Hugo et que le café légendaire de Sartre, le Flore, se trouvait juste en face des vieux murs de Saint-Germain-des Prés. La cartographie ne lui semblait pas satisfaisante, il s’intéressait aussi aux petits détails et sa plus grande envie était de vérifier ses connaissances sur place.

Pendant ce temps, de plus en plus d’étudiants partaient pour la France. Anikó Révész avait assisté au cours d’été de l’Université de Strasbourg et Étienne Banga projetait de partir en France au mois d’octobre pour rendre visite à son cousin ayant émigré dans ce pays. («Tu sais, il n’habite pas au centre de Paris, mais à Levallois, à une demi-heure de voiture seulement de l’Étoile. Il a une Simca Mille et quelles nanas!»). Csaba Kölcsényi avait l’intention de rencontrer à Paris la jeune Française avec qui il correspondait depuis des années.

C’est alors que Laci parla avec Gabi Léderer, à la bibliothèque universitaire, car celle-ci proposait volontiers des adresses de correspondants à l'étranger. Gabi avait des relations dans de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest. Quelques années auparavant, lorqu'il était encore lycéen, il achetait et revendait des photos de stars place Madách, au centre de Pest. Il proposait les photos les plus souriantes de Belmondo et les plus charmantes de Claudia Cardinale ou de Brigitte Bardot. Or il avait besoin de correspondants pour pouvoir acquérir toutes ces photos. Gabi parcourait donc chaque semaine la liste d’adresses de correspondants potentiels d’un hebdomadaire populaire pour la jeunesse. Désormais, il ne vendait plus de photos, mais il continuait de recopier des adresses et à les donner à ceux qui les lui demandaient.

C’est donc lui qui donna à Laci l’adresse d’une certaine Jeannette Baranowski, habitant au 5 rue Miczkiewicz, à Calonne-Ricouart, au Pas-de-Calais, en France. Elle avait 18 ans et s’intéressait aux stars du cinéma et du théâtre, à la musique de danse et au sport. Laci trouvait d’abord étrange le nom polonais de la jeune fille puis s’est rassuré en se rappelant qu’Appolinaire s’appelait Kostrowitzky. Les acteurs, la musique de danse et le sport étaient pour lui des sujets plus difficile. Il n’allait guère au théâtre; bien qu’il ait aimé la musique de danse, il ne connaissait pas les noms anglais des groupes de musique difficiles à prononcer et le sport ne lui disait rien du tout. Il ne suffisait donc plus d’apprendre à rédiger en français et connaître la conjugaison des verbes irréguliers, mais il devait aussi consulter les magazines de théâtre et les journaux de sport et lire les commentaires des fans de musique de danse.

Leurs lettres commencèrent donc à circuler entre les deux pays. En janvier, Laci reçut une première photo de la jeune fille française (une blonde, aux grands yeux mélancoliques). Ensuite ils se tutoyèrent. En février, Laci lui envoya une poupée hongroise en costume folklorique achetée de sa poche et, début de mars, il reçut, en guise de cadeau d’anniversaire, un album intitulé Paris que j’aime. Son admiration pour Paris était de plus en plus fervente et la jeune fille française au nom polonais lui plaisait de plus en plus également. Petit à petit, il fit allusion à une invitation éventuelle à un voyage pour Paris. A force de générosité – il avait notamment envoyé une nappe brodée à Jeannette, celle-ci finit par lui envoyer fin avril la lettre d’invitation tant attendue.

Laci Kása potassait les gallicismes avec beaucoup d’enthousiasme et commençait à compter les semaines jusqu’au voyage. Selon lui, il fallait compter 4 semaines pour obtenir le passeport, deux ou trois mois pour le visa français et une semaine pour les visas de transit. Il espérait pouvoir partir en France fin août-début septembre. Le passeport est arrivé sans problème, mais pas les visas. Rue Lendvay, devant le bâtiment de l’ambassade de France, les gens faisaient la queue chaque jour dès six heures du matin. Vingt à trente personnes s’appuyaient à la grille en fer forgé tout en injuriant la procédure et en distribuant des conseils. Il était encore plus difficile d’obtenir le visa de transit allemand. Le tout puissant garçon de bureau de la villa élégante de la Colline des Roses laissait entrer devant les autres toutes ces jeunes femmes sortant de voitures de marque. Enfin, Laci obtint tous les papiers nécessaires, y compris le permis du Bureau du Doyen l’autorisant à faire un voyage d’études en France début septembre. Il s'était même procuré un peu d’argent de poche, avait acheté des cadeaux et prit le train pour Hegyeshalom, à la frontière austro-hongroise.

De Hegyeshalom a Calonne-Ricouart il avait l’intention de faire de l’autostop. Jeannette ne lui avait pas envoyé d’argent pour couvrir les frais de voyage. L’invitation était valable, comme d’habitude, pour le logement et les repas pendant trois semaines. Du Bureau des Passeports Laci ne reçut que 5 dollars auxquels avaient droit ceux qui possédaient un passeport de visite. Laci Kása descendit donc du train à Hegyeshalom, passa la frontière a pied et fut pris en autostop par la première voiture autrichienne passant par là-bas. Il arriva à Vienne, puis le lendemain à Salzbourg, le troisième jour à Passau, ensuite à Munich et à Karlsruhe pour arriver enfin à Calonne Ricouart le cinquième jour. Il fit aussi cinquante ou soixante kilomètres à pied, tout en mangeant du salami et du fromage hongrois. Quand il arriva enfin au but de son voyage, il longea la rue Miczkiewicz, bordée de petites maisons anciennes, pour retrouver Jeannette et sa famille.

Mais il fut bien surpris, en arrivant dans la petite ville et en voyant les enseignes des magasins: celles-ci n’étaient pas écrites en français, mais dans une langue bizarre, peut-être slave. En cherchant à se renseigner auprès d’un vieillard qui portait un pantalon de velours côtelé, il ne comprit pas sa réponse. Celui-ci lui avait répondu dans une langue inconnue que Laci trouvait quand-même un peu familière. Il supposai d’abord que c’était du patois, mais ce qui était bizarre c’est que cette langue ne ressemblait pas du tout à celle qu’il étudiait depuis un an.

Enfin il arriva devant le numéro 5. Une vieille femme aux cheveux blancs l’accueillit avec un large sourire et une hospitalité débordante, lui expliquant quelque chose dans une langue étrangère et en l'introduisant dans la maison. Tout cela était suspect pour Laci. Dans la chambre, il y avait trop de tableaux représentant la Sainte Vierge sur les murs. Il imaginait différemment la maison de mineurs français. Lui et la vieille femme n’arrivaient pas à se comprendre, c’est donc l’enfant d’un voisin qui finit par leur servir d'interprète. Plus tard tout s’éclaircit: Calonne-Ricouart était un village fondé par des mineurs polonais à la fin du XIXe siècle. Le village était toujours habité par eux et ils ne parlaient pas un mot de français. Seuls les écoliers apprenaient désormais le français, mais dans ce bourg il n’y avait pas d’école. L’enfant des voisins ne s'était trouvé à la maison que par hasard.

Jeannette avait épousé un concessionnaire de voitures de Lyon un an plus tôt, mais elle ne voulait pas attrister son correspondant par cette nouvelle. Elle ne voulait pas non plus renoncer à l’inviter. C'est pourquoi elle avait demandé à sa grand-mère et ses tantes d’accueillir son ami hongrois avec une grande hospitalité. Laci Kása passa trois semaines au village, faisant connaissance avec des mineurs retraités, buvant avec eux des verres au troquet local et faisant des randonnées dans la forêt. Il n’alla même pas à Paris. Il fit le voyage du retour en Hongrie grâce aux Polonais qui se cotisèrent pour payer les frais du voyage.

Depuis, il a un peu oublié ses connaissances en français, mais il parle assez bien polonais.

Béla Pomogáts

(Traduction de Eva Kovács Kozma)

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