Sans complaisance ni déception
Regard sur 1989, 20 ans plus tard...
György Konrád est l’un des écrivains contemporains hongrois les plus importants. Il a été le témoin des heures difficiles qu’a traversées la Hongrie depuis les années noires de la guerre, durant laquelle la mort vient le frôler à plusieurs reprises (Départ et retour), en passant par le régime prosoviétique qui le censure quinze années durant, jusqu’à l’été 89 qui signe la fin du rideau de fer et laisse place à de nouvelles espérances. Il s’est vu décerner le prix Kossuth, la plus importante distinction artistique de son pays, et a été élu président de Pen-Club international.
JFB: Pouvez-vous nous parler de 89, dont on commémore les 20 ans cette année. Quel regard portez-vous sur cette période? Vous aviez vous-même diagnostiqué la chute du rideau de fer, vous aviez pressenti que quelque chose allait changer. Qu’est-ce qui a changé ou pas 20 ans après? Déceptions, évolutions?
György Konrád: En fait, je n’ai pas été déçu. Mais je n’ai pas eu cet enthousiasme de l’espoir parce que j’ai su qu’on tombait d’une idiotie dans une autre. Et que les gens, après avoir été de bons citoyens de l’état socialiste, allaient devenir de bons citoyens d’un état nationaliste. Il y avait deux courants intellectuels, deux courants dans les profondeurs: l’un était un certain libéralisme et l’autre le nationalisme. Je savais bien que dans ce pays-là le nationalisme était plus fort que le libéralisme.
JFB: Un documentaire récent de Katalin Lévai montre combien la politique, pour ne pas dire le nationalisme ambiant, est en train de miner les familles hongroises. C’est un «poison» encore vivant aujourd’hui en Hongrie?
GK: Ce n’est pas sûr que ce soit un «poison», parce que le nationalisme a beaucoup de facettes. Le nationalisme français, est-ce que c’est un poison? Le nationalisme anglais, est-ce que c’est un poison? Il faut se demander comment s’exprime le nationalisme américain – les Américains ont été complètement fous de joie pour Obama. C’est-à-dire, les gens ont probablement besoin d’un certain d’état d’âme, presque religieux, d’être en transe. C’est pourquoi le mot transcendance a deux sens, parce que vous êtes dans un état d’âme plus haut et que vous pouvez trouver en vous-mêmes quelque chose en commun avec tout le monde. Je me souviens en 89, il y avait un grand rassemblement sur la place des Héros. C’était le jour du réenterrement d’Imre Nagy. C’était assez spécial parce qu’il y avait toute une équipe de la télévision belge autour de moi. Mes amis ont créer le décor de ces fêtes, cela a été fait notamment par László Rajk (qui fête aujourd’hui ses 60 ans, 60 ans après que son père ait été pendu). Alors, un speaker a tenu un discours au nom de l’amitié de tous les pays et a demandé que, alors qu’une personne allait lire le nom des personnes exécutées, nous nous tenions la main les uns les autres. Deux personnes que je ne connaissais pas m’ont ainsi donné leur main; je ne pouvais pas les refuser. J’ai pris leur main. Au début, j’ai cru que cette proposition serait un peu pénible, mais pendant que ces noms étaient lus, c'est comme un courant qui est passé à travers nous. Et j’en étais même ému. Cet espoir ou croyance que nous allions désormais connaître une solidarité plus simple et plus sincère, c’était un sentiment que j’ai pu partager aussi.
J’avais écrit beaucoup de textes dans cette période-là que j’ai publié dans un livre qui a pour titre La mélancolie de la renaissance. Ce sont des textes écrits en 89 et 90. Cette renaissance n’est pas une renaissance morale, c’est une certaine adaptation à la nouvelle situation: les gens qui avaient été des censeurs et des contrôleurs officiels hier allaient devenir des inquisiteurs professionnels de droite. C'était évident pour moi, parce que j’avais déjà connu un tel changement en 49: j’avais été exclu de l’association des lycéens pour des causes littéraires, esthétiques et idéologiques. Or le professeur qui présidait la commission qui m’avait exclu avait été membre des Croix fléchées (parti d’extrême droite qui a collaboré avec les nazis). Pourtant, en 48, il est devenu le premier secrétaire du parti communiste. Autrement dit, ce changement de vêtement allait à nouveau se produire, et la transition allait être assez brève.
JFB: Et 20 ans plus tard, quelles sont vos conclusions sur ce qui s’est passé malgré les ambiguïtés?
G.K.: C'est quand même mieux. En ce qui me concerne, c’est évident: je peux publier ce que je veux et je peux traverser les frontières. Mon téléphone n’est pas sur écoute et je ne suis pas surveillé. Il n’y a pas devant la maison une voiture noire qui suit mes déplacements. L’Etat a une certaine indifférence envers moi, ce qui est très sain.
Milena Le Comte Popovic
Ouvrages de György Konrád traduits en français:
Le visiteur, Le rendez-vous des spectres, Départ et retour, Antipolitique, La marche au pouvoir des intellectuels, Les Fondateurs
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