New York, ira, n’ira pas
Budapest parcours
Il était temps d’inaugurer un cadeau de Noël resté dans sa boîte. Un objet oblong au design attirant, au métal doux et très fonctionnel. Mon "sound toy" va me permettre d’enregistrer, d’interviewer et de recopier les mots alentours des balades citadines de Budapest parcours.
Et hop, rien de plus simple que de se planter devant n’importe quel beau monument de Budapest, d’alpaguer le passant, un JFB sous le bras, et de lui dire en gros que pour un journal françophone j’ai besoin de connaître le regard des Hongrois sur leur ville. Tenez par exemple, que pensez-vous du café New York ?
Après valses-hésitations entre parlement, synagogue, pont Erzsébet, gare Nyugati, basilique, palais Gresham, église Szent Mátyás, bains Gellért, place des Héros et théâtre national; c’est devant le rutilant bâtiment hébergeant feu le café New York ressuscité en Boscolo de luxe que j’ai élu domicile entre midi et deux d’un jour tout gris. Au tournant du XXe siècle, toute l’intelligentsia s’y retrouvait : le magnifique New York était assurément le café littéraire le plus en vogue parmi les cinq cents dont s’enorgueillissait la ville. Dans un état de décrépitude total pendant des décennies, longtemps fermé pour travaux, il est important de “Monstrare digito” ce monstre de pierre. L’espace d’un instant, ses frôleurs quotidiens vont montrer du doigt la nouvelle peau du palais New York. Etonnant ce concours de circonstances qui voit soudain le Budapestois au pas vif s’arrêter sur une si simple invitation pour scruter la façade, évaluer balcons, tourelles, flèches, statuaire, rénovation et y aller de son petit commentaire.
Zsuzsana, 27 ans, juriste (cadre dynamique au sourire appliqué mais charmant)
«Justement je travaille dans ce bâtiment de bureaux juste en face, alors je vois le New York depuis ma fenêtre toute la journée, on est très bien placés ! Il était vide et laid pendant des années alors sa rénovation est vraiment la bienvenue. Je pense que ce quartier mérite d’être mis en valeur. Je ne suis jamais allée dans le café, d’ailleurs mes parents qui sont de Budapest non plus.»
János, 28 ans, professeur (jeune garçon dans le vent à qui l’on donnerait 20 ans)
«Il est assez bien rénové mais ce qui me gêne c’est que tout le monde ne peut pas fréquenter le New York. On ne l’a pas refait pour que les Hongrois s’y sentent bien mais pour attirer une certaine clientèle. Bon c’est vrai qu’il est agréable à regarder… de l’extérieur ! Je n’y suis jamais allé, même quand j’étais petit.»
Katalin, 26 ans, juriste (une femme toute de rose allumée qui a tenu à nous aborder)
«Le palais New York est un très beau monument mais je n’aime pas trop les statues de démons sur la façade. Je suis chrétienne, et juste en face, dans un ancien cinéma, se trouve mon église, qui s’appelle Golgota. Le bâtiment n’est pas beau mais il y a de l’amour et le Seigneur nous attend. On y chante et danse aussi le samedi.»
György, 75 ans, retraité, ancien ingénieur pour les tramways, aujourd’hui concierge (un homme qui passerait pour un SDF mais dont la prestance s’avère extraordinaire. La plus belle des rencontres.)
«Justement, j’habite à deux bâtiments d’ici alors tous les jours je passe devant le New York. Autrefois j’y allais souvent. J’ai en mémoire tous les détails de sa façade. Tenez par exemple, avant les travaux, les lanternes (ndlr : celles avec les démons !) étaient différentes, avec plusieurs boules. Je trouve sa rénovation très réussie, par contre je regrette les boutiques du rez-de-chaussée qui n’ont rien à voir avec l’ancien café littéraire. Je voulais dire quelque chose d’étonnant, ah oui : dans les années cinquante c’était un magasin de sport, je me souviens des rails installés au sol sur le marbre précieux avec les petits wagons pour transporter les marchandises.»
Melinda, 29 ans, vendeuse (cheveux roux en bataille, jean délavé, bottes blanches, portant un énorme paquet de papier toilette bleu.)
«Savoir si c’est beau ne m’intéresse pas car ce ne sont vraiment que les riches qui peuvent y aller. Je n’en connais que l’extérieur.»
Gábor, 22 ans, étudiant (bien propre sur lui, avec un sac Ikéa à la main)
«J’avais l’habitude de regarder les impacts de balles de 56 sur la façade. Je n’y suis jamais entré mais du dehors ça a l’air assez beau. Je ne peux pas en dire grand-chose, je ne suis pas né à Budapest, je viens de Veszprém.»
Joyeuse bande d’enfants de 13-14 ans
«C’est super joli.»
«C’est trop décoré, un peu trop.»
«Ça doit plaire aux gens qui ont des sous.»
«On n’y est jamais allé.»
«Ce qui est important c’est que tous les riches viennent en Hongrie.»
Attila, Kriszti 40 ans et Samu 2 ans (famille en tenue de sport.)
«C’est une bonne question, je n’y avais jamais pensé. Je ne suis jamais allé dedans. C’est un style particulier, je ne ferais pas ça dans ma maison.»
Sa femme intervient : «Cela ne me plaît pas du tout, c’est trop kitch.»
Une ancienne danseuse du Moulin Rouge, 54 ans, qui a voulu taire son nom. (Belle silhouette couronnée d’une chapka grise avec un médaillon en ivoire)
«Ah le New York ! Il est très beau. C’était mon café préféré, l’ambiance était extraordinaire. J’y ai passé beaucoup de temps après les spectacles. Avec des intellectuels, des artistes, des étrangers aussi. Les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent pas imaginer combien le New York était fantastique. Evidemment aujourd’hui je ne peux pas me permettre d’y retourner. Ce qui est dommage, c’est que je ne retrouve pas d’endroit équivalent pour rencontrer mes copines. Mais ce ne serait pas pareil. Je trouve que dans tout ce que l’on refait à Budapest on en détruit l’ambiance. Ma famille qui a émigré aux Etats-Unis en 56 est de cet avis.»
József, 23 ans, étudiant (qui tenait à parler en anglais)
«Ce bâtiment est très beau, c’est comme un rêve. Mais je n’en connais pas l’intérieur.»
Katalin, 43 ans, assistante maternelle. (Un style bien coloré des pieds au maquillage)
«Je viens d’arriver à Budapest, je ne connais pas le centre ville ni l’histoire de ce café. Mais on voit que c’est un bâtiment construit pour l’élite.»
Mona, masseuse diplômée d’Etat, 38 ans. (La plus sympathique sans conteste)
«Encore une preuve que c’était mieux avant. Le petit côté délabré limite glauque d’autrefois me plaisait beaucoup, cela ressemblait à Budapest. Tu pouvais côtoyer sans le savoir de grands écrivains, des petits vieux allumés. C’était beaucoup plus excitant. Là, je n’ai pas envie de payer mon café 1000 forints pour voir des étrangers. Avant, tout le monde avait les moyens de vivre normalement, il y avait des endroits comme cela, avec de l’ambiance comme au Fészek Klub. Là, on voit bien que ce n’est pas refait pour nous.»
Eva, hôtesse au Café New York, petite et belle trentaine d’années
«Je ne peux pas vous dire, si vous le désirez, nous avons une personne chargée de la communication qui pourra répondre à toutes vos questions.»
Pour la vraie histoire, le palais New York fut construit entre 1891 et 1895 pour abriter les bureaux de la compagnie d’assurance New York. L’architecte, Alajos Hauszmann (auteur notamment du musée ethnographique, du palais Strozzi et de la reconstruction du Palais Royal) a ici privilégié un style éclectique néo-baroque et néo-renaissance cher à Budapest. La plupart des habitués qui se contentaient d’un mauvais logement y passaient des heures à la lumière des lustres art déco. Assis à des tables de marbre, sous les tentures de velours et les colonnes torsadées, chacun trouvait inspiration à sa vie, à son œuvre. Y furent rédigés les journaux les plus influents, comme la revue Nyugat (Occident). On servait systématiquement de l’encre et du papier avec le café et la maison faisait crédit aux moins fortunés. Intello ou pas, chacun lisait les dizaines d’abonnements aux quotidiens et revues du monde entier. L’âge d’or du New York dura jusqu’aux années trente. A moitié détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, on y vendit des pommes de terre, des chaussures puis effectivement des articles de sport. Le café New York rouvrit en 54 sans renouer avec son faste d’antan. Je me souviens de son ambiance désuète et surannée lors de mes vacances 99, émerveillée de payer trois francs six sous pour côtoyer sa poussière prestigieuse. Il est vrai que depuis les années 90 les écrivains furent lentement troqués par les touristes. La revue 2000 vit sa faune artistique privilégier le Café Centrál, autre grande institution.
En guise de conclusion, je livre la pensée d’une amie bien amatrice de café au sujet du New York : «L’important était de sauver le bâtiment qui a été restauré dans les règles de l’art. Aujourd’hui il y a l’enveloppe nue sans âme, demain reviendra l’ambiance, c’est certain.»
Merci à tous ces compagnons d’un instant partagé, sans oublier Isabelle ma comparse du jour, brillante danseuse et traductrice…
Emmanuelle Sacchet
- 1 vue