Le Roman de l'été

Le Roman de l'été

 

Le Siklo à Budapest

Siklo (chiklo). En latin: coluber. Type des serpents non-poisoneux doté d'une tête légèrement allongée et d'une queue non-séparée.

Image retirée.

Comme toujours, le téléphone sonna alors qu’il était dans son bain. Et, comme toujours, il dut sortir de sa baignoire pour répondre. Pour une fois, c’était un client et pas sa mère. Il griffonna quelques notes, raccrocha le combiné et enfila son éternelle chemise à la couleur depuis longtemps indéfinie. « Les affaires reprennent, on dirait ! ». Attila Van der Buylt, détective privé aux fins de mois difficiles et alcoolique notoire, retrouvait le chemin de la solvabilité. Que cette histoire le conduise à Budapest était un heureux présage, lui qui n’était jamais retourné sur la terre de ses ancêtres. Sa mère, Ana Kovacs, avait en effet fui le pays en 1956 avant d’épouser, l’année suivante, Luigi Van der Buylt, pianiste au casino de Knokke-le-Zoute. Leur fils unique, Attila, alias le Siklo, traînait ce surnom depuis sa première petite amie hongroise aux temps insouciants du lycée et des pelotages dans la salle de gym. Il s’y était habitué et c’était devenu sa marque de fabrique dans les milieux interlopes du monde entier. En descendant les escaliers de la maison de maître dans laquelle il occupait une petite garçonnière, il tenta d’évaluer la somme qu’il pourrait soutirer au mari délaissé chez lequel il se rendait. A la vue de l’hôtel particulier dans lequel il avait rendez-vous, il réévalua son estimation à la hausse. Durant l’entretien, qui fut bref, Attila Van der Buylt ne put détacher son regard de la mauvaise peinture représentant le Parlement de Budapest sous un ciel brumeux. Comment pouvait-on avoir une telle croûte chez soi en étant aussi riche ? Pour le reste, la mission était simple, du moins en apparence : il devait se rendre dans la capitale hongroise pour récupérer un agenda que la femme de son client avait emporté par mégarde en le quittant. La jeune femme, Mila Acs, était supposée être retournée vivre chez sa mère dont l’adresse lui était fournie en plus d’un chèque en blanc pour les frais. A priori, le riche banquier ne semblait pas peiné outre mesure de se retrouver célibataire mais son agenda semblait lui manquer drôlement.


Dans l’avion pour Budapest, le Siklo retira ses tongs de cuir rouge préférées et piqua un somme réparateur. A son réveil, il s’amusa des commentaires flatteurs que ses deux jeunes voisines hongroises s’échangeaient à son propos. Elles étaient loin de se douter qu’Attila Van der Buylt était aussi polyglotte que charmant. A son arrivée, il se rendit directement à l’adresse supposée d’Ildiko Acs, la mère de Mila, qui se révéla abriter en fait, le Café central, l'un des mythiques cafés littéraire qui avaient fait la gloire de Budapest au début du XXème siècle. Au moment où il allait s’asseoir, son portable afficha le numéro de sa mère, évènement qui se produisait rarement moins de cinq fois par jour. Il tenta de couper court aux remontrances de sa génitrice en évoquant le prix du roaming mais ce fut peine perdue. Il décida alors d’appeler Jeno Fust, personnage extraordinaire dans la mythologie maternelle. Premier amant qu’elle eût connu, il était resté au pays parce que, disait-il, « il faut qu’il y ait aussi des policiers honnêtes ». Le Siklo avait vu son enfance ponctuée de Jeno par- ci et Jeno par-là et il allait enfin pouvoir s’en rendre compte sur pièce.


Le vieil homme avait encore une belle allure pour son âge mais son entrée en matière ne fut pas du tout du goût de notre héros. « Tu es le portrait craché de ta mère. » lui lança-t-il à peine arrivé.

Le Siklo esquissa un sourire défaitiste et plongea son regard dans son premier pur malt de la journée. Pour changer de sujet, il évoqua l’affaire qui l’amenait à Budapest. Fust l’écoutait attentivement un grand sourire aux lèvres. « Tu sais, chercher une Acs ici, c’est un peu comme chercher un Dupont chez les Français. Mais, bon, si elle est partie en Belgique et qu’elle s’y est mariée, je devrais pouvoir faire quelque chose. » Il ajouta le regard pétillant de malice « j’ai résolu plus d’affaires en vingt ans de retraite qu’en trente de service ! ». Les deux hommes convinrent de se revoir le lendemain soir pour dîner.


Le Siklo avait choisi son hôtel au hasard. Fidèle à la philosophie holistique de ses grands prédécesseurs, il avait opté pour le Médosz en posant, au hasard, son doigt sur la liste.

« Ils font vingt pour cent de réduction aux membres de l’association internationale de la Police » lui avait indiqué Fust. Avec sa carte de piscine de la police belge, le Siklo n’avait eu aucun mal à obtenir une bonne chambre. L’hôtel était du plus pur style Brejnev rénové. Le papier peint façon marqueterie Gallé et le téléphone soudé au mur, tout y était. La chambre qu’il occupait était située au fond d’un couloir du septième étage et donnait sur la place Jokai. Maintenant qu’il était installé dans un hôtel raisonnable, il allait pouvoir s’offrir un bon dîner. C’était le secret des notes de frais remboursées rubis sur l’ongle : toujours choisir un hôtel raisonnable. Trois assiettes de foie gras poêlé plus tard, il se sentait un autre homme. Les deux bouteilles de Villanyi l’avaient mis de meilleure humeur et c’est avec gentillesse qu’il rassura sa mère. Non il n’avait pas attrapé froid avec tous ces changements de température.

Il décida de rentrer à pied à l’hôtel après un bref tour dans le bois de ville. Il n’y avait rien d’autre à faire. Il avait bien trouvé un Night-club dont le gérant se nommait Acs mais l’avertissement de Fust l’avait retenu d’y faire un tour. Même si boire un verre chez tous les Dupont de Pigalle à l’Opéra eût été probablement formateur, ce n’était pas professionnel et Budapest n’est pas Paris. Il allait donc se boire quelques verres au bar de l’hôtel et basta !


L’avenue Andrassy était vraiment belle. Les Champs-élysées de Budapest disait le guide. L’avenue ne ressemblait à aucune rue de Paris, même de loin. C’était autre chose et c’était tout aussi bien. Bruges n’est pas non plus la Venise du nord. En jetant un œil à travers la vitrine d’un club de strip-tease, le Siklo se jura de ne plus jamais acheter de guide. Ce genre de spectacle ne lui plaisait guère, il avait lu Roland Barthes et préférait le concret. Il accéléra le pas, le Medosz n’était plus très loin.

Le bar de l’hôtel n’était qu’une petite pièce face à la réception mais il y avait du scotch écossais de bonne famille. Il s’assit à une table, près d’une femme blonde d’une trentaine d’année. Celle-ci ne semblait ni une prostituée ni une touriste de passage.

« Puis-je vous offrir un verre ? » lui proposa-t-il dans un hongrois parfait. Il avait vu juste, la belle était hongroise. Avec une taille aussi fine, de longues jambes et une poitrine proéminente, le risque d’erreur était faible. Deux yeux verts à la fois interrogateurs et mutins fixèrent les siens. « Je peux payer mes consommations », lui répondit-elle. Il s’apprêtait à s’excuser quand, dans un mouvement d’une infinie grâce, la jeune femme s’installa en face de lui. Le Siklo dut faire appel à toutes ses réserves de self control pour ne pas plonger son regard dans le décolleté qui s’offrait à lui. « Vous êtes de passage à Budapest ? » lui demanda-t-il d’un ton qui se voulait détaché. Même en faisant attention, il ne pouvait éviter de voir la naissance de ses seins comprimés par la robe de soie noire. Il n’allait tout de même pas fixer le plafond ! Il n’avait rarement ressenti un tel trouble et hésitait entre virilité affichée et politesse asexuée, bref il n’arrivait plus à être simplement lui-même. Quand le numéro de sa mère s’afficha sur l’écran, il coupa son portable, il avait déjà assez de problèmes comme ça. Il se fit la morale intérieurement en se disant qu’il était un dur, un tombeur mais une boule d’angoisse lui nouait la gorge, il lui fallait cette fille, plus rien d’autre n’avait d’importance mais il ne savait plus quoi faire. La fille eut un petit rire comme si elle avait lu ses pensées.

« Je m’appelle Zsuzsa » lui dit-elle d’un ton enjoué. « Attila, très heureux !» Il se leva à moitié mais eut le malheur de baisser les yeux. Cette fille était trop belle, trop attirante. Elle secoua la tête d’un air réprobateur. « Je crois que nous devrions monter dans votre chambre » lui dit-elle « je ne crois pas que vous arriverez à me faire la conversation avant d’avoir coucher avec moi… ». Le Siklo eût l’impression que l’immeuble venait de lui tomber sur la tête. Il avait bien entendu, c’était sûr, écouter était son métier. Il se sentait dans la peau d’un adolescent face à une vraie femme. Il fallait qu’il se reprenne. Lui qui avait traversé tous les coins pourris de la planète un sourire aux lèvres, qui ne se souvenait plus du nombre de femmes qu’il avait aimé à la centaine près, il était, en cet instant, paralysé, bloqué, apeuré. Sans un mot, elle posa un billet de cinq mille forints sur la table et lui prit la main. Il se leva comme un robot, le cerveau tournant à vide. Elle l’entraîna vers la réception.

R.G.


 


(Suite dans le n°243)

 

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