La question Némirovsky
Rencontre à Budapest avec Susan Rubin Suleiman
La question Némirovsky est un livre passionnant qui présente l’œuvre de l’écrivaine célèbre dans les années 30 en France et ensuite entièrement oubliée(1). La romancière Irène Némirovsky a été récemment redécouverte après la publication de l’un de ses plus grands romans dont le manuscrit écrit en temps de guerre a été sauvé. Suite française est un bestseller, traduit en 38 langues dont en hongrois(2). Nous avons évoqué son histoire après la soirée qui lui était dédiée à l’Institut Français de Budapest(3) – avec Susan Rubin Suleiman professeure émérite de l’Université de Harvard.
JFB : Suite française a connu un énorme succès, et même un film tourné d’après le roman éponyme sorti dans les salles de cinéma en 2014(4). Des expositions à New York et à Paris ont eu lieu qui ressuscitaient le personnage tragique d’Irène Némirovsky. L’écrivaine qui croyait être protégée par le prestige de ses romans a été déportée et a péri dans le camp de concentration d’Auschwitz en 1942. Son œuvre, ses manuscrits ont sombré pendant longtemps dans l’oubli. Professeure Susan Rubin Suleiman, vous avez retracé le parcours de l’écrivaine dans un livre riche en enseignements et très bien documenté. Comment avez-vous retrouvé cet œuvre exceptionnel ?
Susan Rubin Suleiman : Suite française a eu le Prix Renaudot en 2004– c’est d’ailleurs la première fois que l’on a décerné ce prix à titre posthume. Ce livre m’a bouleversée, et c’est après l’avoir lu que j’ai commencé à vraiment m’intéresser à Némirovsky. Avant, je connaissais son nom, mais je n’avais pratiquement rien lu d’elle. D’ailleurs je l’avais découverte seulement grâce au livre que sa fille, Elisabeth Gille lui a consacré en 1992 : Le Mirador, sous-titré « mémoires rêvés ». C’est une autobiographie imaginaire qu’Irène Némirovsky aurait pu écrire. Elisabeth se projeta dans l’esprit et la voix de sa mère. Dans mon livre je consacre toute la troisième partie au destin des deux filles de l’écrivaine, qui appartiennent à cette génération d’enfants de la Shoah dont je me suis beaucoup préoccupée, la « génération 1.5 » dont le grand écrivain Georges Perec fait aussi partie.
Irène Némirovsky est née à Kiev en 1903 dans une famille juive où le père a fait fortune dans la finance. En 1917, peu après le début de la Révolution russe, la famille a quitté la Russie et a vécu en Finlande et en Suède pour s’installer finalement à Paris en 1919. Ils s’assimilent apparemment et mènent la vie des grands bourgeois fortunés. Irène adorait son père et détestait sa mère qui semble avoir été singulièrement dépourvue de sensibilité maternelle ! Les liens troublés d’Irène avec sa mère et les ambivalences de son existence apparaissent dès ses premiers écrits. La fiction de Némirovsky regorge de mères qui négligent leurs filles et de couples mal assortis.
En 1929, son roman David Golder a été publié dans la série « Pour mon plaisir » chez Grasset (à l’époque l’éditeur de Maurois, Malraux et Nizan entre autres) et elle est devenue vraiment célèbre dans le monde littéraire de Paris à l’âge de26 ans. Elle eut une carrière fulgurante, très appréciée par tout l’establishment littéraire en France jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. C’est alors que les évènements tragiques s’enchainent dans la vie de l’écrivaine : elle n’avait plus droit de publier ses livres. Les Juifs étaient exclus de la vie culturelle, de la presse en France dès octobre 1940 par le régime de Vichy. Puis elle a été arrêtée et déportée. Elle est morte à l’âge de 39 ans à Auschwitz. Son mari est mort également en déportation. Irène Némirovsky a été oubliée pendant longtemps.
JFB : Vous évoquez dans votre livre la redécouverte de l’œuvre d’Irène Némirovsky d’abord grâce au livre-mémoire de sa fille en 1992, puis grâce à la publication de son dernier grand roman Suite française en 2004. Ensuite avec la réédition de tous ses écrits d’avant-guerre il y a eu de grands débats autour de l’œuvre. Comment définir la question Némirovsky ?
Susan Rubin Suleiman : Suite française en traduction anglaise a eu droit à des recensions généralement élogieuses en Angleterre et aux Etats Unis. Le livre est resté plus de deux ans sur la liste des bestsellers de New York Times. En même temps, le Museum of Jewish Heritage à New York, ensemble avec l’Institut de Mémoire de l’édition contemporaine (IMEC), lui a consacré une grande exposition en 2008 – Denise Epstein, la fille de l’écrivaine, Elie Wiesel, Jacques Lang et beaucoup d’autres personnalités ont rejoint le vernissage. Mais certains lecteurs ont critiqué sévèrement les portraits de Juifs brossés dans les romans et des nouvelles d’Irène Némirovsky, évoquant la « haine de soi juive » pour la condamner. Des lecteurs en France comme en Grande Bretagne ou bien aux Etats-Unis ont trouvé qu’elle utilisait des stéréotypes antisémites.
C’est pour cela que j’ai voulu écrire mon livre, parce que j ai trouvé que cette manière de la condamner était trop simpliste. Les mots ne sont jamais innocents, mais il fallait resituer Némirovsky dans le contexte de son temps (bien avant l’Holocauste) et lire ainsi ses œuvres d’une manière plus nuancée. Certes, l’écrivaine était rude envers presque tous ses personnages y compris ceux qui lui ressemblaient, et elle était particulièrement rude envers les Juifs issus de milieux pauvres qui parviennent à se hisser au sommet : ceux qu’elle connaissait le mieux. C’est l’histoire de David Golder, le roman qui a fait d’elle une écrivaine avec laquelle il fallait compter ; à mon sens cette attitude de Némirovsky touche à un problème bien plus large ; il y va des ambiguïtés et des dilemmes de l’identité juive dans les temps modernes, tant avant qu’après l’Holocauste.
En tout cas j’ai été bouleversé par Suite française à cause de ce statut vraiment curieux : un roman historique sur la guerre, sur l’occupation allemande, écrit au moment même où l’histoire se déroule et que nous lisons soixante ans après. Comment a-t-elle a pu si bien comprendre ce qui se déroulait autour d’elle ? Tolstoï, son grand modèle, a écrit Guerre et Paix 50 ans après les événements qu’il décrit, mais elle écrit à chaud—et pourtant, elle a une vision extrêmement aigüe, exacte, des choses, comme si elle les décrivait d’une grande distance.
JFB : La première partie du roman décrit les moments dramatiques, chaotiques, de l’exode de juin 1940. L’exode a touché des masses qui ont fui l’armée allemande : Sur les routes avec le peuple de France – c’était le titre du récit écrit en juillet 1940 par Marguerite Bloch - redécouvert et publié tardivement avec des dessins de Masereel(5). Et bien sûre l’exode meurtrier est évoqué dans plusieurs textes littéraires et historiques ainsi que dans des films, dans des fictions et dans des « semi-fictions »(6). Mais la manière dont Némirovsky décrit « le peuple de France » sur les routes n’a rien d’héroïque. Comme elle écrit dans son journal de l’époque, ce qu’elle montre c’est la France perdant « sa dignité et son honneur. » Sans recul historique, Irène Némirovsky a néanmoins vu et décrit l’Exode avec une lucidité étonnante.
Susan Rubin Suleiman : Oui absolument. Mais Némirovsky a très bien vu que cela a varié selon la situation, la classe sociale à laquelle appartenait tel ou tel – certains pouvaient regagner leur maison de campagne, partant avec leurs domestiques en voiture, tandis que d’autres devaient aller à pied. Elle-même ne faisait pas partie de l’exode, puisqu’elle est partie bien avant dans un petit village en Bourgogne rejoindre ses deux filles. Et pourtant elle était capable de visualiser et de représenter toute une gamme de personnages avec des idées différentes, venant de classes sociales différentes qui se trouvent donc sur la route et qui descendent de Paris vers le Sud dans des conditions chaotiques. Et c’est extraordinaire, comment elle a pu imaginer tout cela d’une manière si juste.
JFB : Dans Dolce (la 2ème partie du roman) il y a une histoire d’amour impossible qui nous rappelle Le silence de la mer de Vercors. Cela se passe entre une jeune française et un soldat allemand. Il faut dire que Vercors et Némirovsky ont imaginé un officier de la Wehrmacht absolument magnifique, et qui adore la musique : un homme à l’âme sensible, bien qu’officier de la Wehrmacht. Dans le roman de Némirovsky Lucile tombe amoureuse du jeune officier, mais elle décide de ne pas aller au rendez-vous. Dans le film (que nous avons vu récemment à l’Institut Français lors de l’après-midi Némirovsky), il y a même un moment où ils s’embrassent passionnément, mais leur rendez-vous décisif est manqué. Mais dans le roman c’est plus clair, Lucile comprend que cet amour est impossible et à la fin elle hébergera un résistant—c’est le choix qu’elle fait, de renoncer à l’Allemand en se rangeant du côté des Français qui résistent.
L’issue de cette histoire ? – combien on aimerait la connaître ! Irène Némirovsky a travaillé d’arrache-pied, comme elle a très bien vu qu’elle ne survivrait pas à la guerre et à la persécution des Juifs—elle qui s’était convertie avant la guerre mais qui portait quand même l’étoile jaune en 1942.
Susan Rubin Suleiman : Elle a prévu 5 parties – une sorte de Guerre et Paix du 20ème siècle. Mais les deux parties qui constituent le roman aujourd’hui ont déjà donné un chef d’œuvre que les deux filles ont gardé dans la valise qui leur était confiée. Ce roman n’était pas entièrement achevé, a pensé Elisabeth qui est devenue éditrice – mais c’est un chef d’œuvre tel qu’il est. Il est vrai que Suite française est plus traditionnel dans sa forme que le nouveau roman des années 60, ce qui fait que s’il avait été publié vers cette époque, il n’aurait peut-être pas été autant apprécié. Et ce n’est pas tout de suite après la guerre, mais bien plus tard que les Français ont commencé à se passionner pour la mémoire de la guerre, pour le devoir de mémoire. C’est surtout depuis le film Shoah de Claude Lanzmann (sorti en 1985) que la France veut connaître son passé.
Propos recueillis par Éva Vámos
(1) : Susan Rubin Suleiman : La question Némirovsky. Vie, mort et héritage d’une écrivaine juive dans la France du XXe siècle, Albin Michel, 2017, Yale U.P. 2016
(2) : Irène Némirovsky : Suite française, Préface de Myriam Anissimov, Denoël, 2004, Irène Némirovsky : Suite française-Francia Szvit, postface et traduction en hongrois par Gábor Sashegyi , GABO, Budapest, 2015
(3) : Irène Némirovsky, une auteure „étrangère” dans la France de l’entre-deux- guerres, table ronde modérée par prof. Krisztina Horváth avec la participation de prof. Susan Rubin Suleiman, prof. Judith Karafiáth et Gábor Sashegyi, traducteur de Suite française en hongrois – 28 juin 218 à l’Institut Français de Budapest
(4) : Suite française – film réalisé par Saul Dibb, musique : Alexandre Desplat, Rael Jones, distribution : Michelle Williams, Kristin Scott Thomas, Matthias Schoenarts, Lambert Wilson… 107 min, 2014
(5) : Marguerite Bloch : Sur les routes avec le peuple de France, 12 juin-29 juin 1940, Editions Claire Paulhan, 2010,
Etablit et annoté par Philippe Niogret et Claire Paulhan, Préface par Danielle Milhaud-Cappe – compte-rendu in JFB no 319, 08.07.2010
(6) : Gábor Erőss : L’Art de l’histoire, Construction sociale de l’authenticité et de la vraisemblance historique au cinéma, L’Harmattan, Paris 2016.
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