Au fil du Danube
Portrait
Rencontre avec Martin Graff
Si Claudio Magris est le «poète du Danube», Martin Graff en est le «baroudeur philosophe». Ses films et son livre Le réveil du Danube (aux éditions La Nuée Bleue) sont une invitation à découvrir «le fleuve européen par excellence» et les peuples qui vivent de part lui. Invité à l’occasion du festival littéraire Budapest transfer, Martin Graff a évoqué avec générosité son parcours personnel hors du commun et ses réflexions sur la notion de frontière. Notons que Martin Graff a été plusieurs fois lauréat du prix franco allemand du journalisme.
JFB: Comment a commencé votre aventure avec le Danube?
Martin Graff: Je m’intéresse aux problèmes des frontières et des langues depuis une quarantaine d’années. Je focalise mon attention aussi bien sur la France et l’Allemagne que sur l’Espagne ou la Russie, donc la grande Europe.
En 1988, la première chaîne allemande décide de produire une série télévisée de 8h sur le Danube, Danube sans visa, en coproduction avec les télévisions des pays riverains du fleuve. Le metteur en scène tchécoslovaque Martin Holy fut pressentit pour la réalisation. On cherchait désespérément un scénariste. Chaque pays voulait imposer son écrivain, sans arriver à se mettre d’accord sur un auteur. Les Allemands m’ont proposé comme «Alsacien spécialiste de la frontière et de l’Europe» et j’ai proposé une histoire d’amour. Paul, un professeur de musique allemand, tombe amoureux d’une chanteuse lipovène de Vilkovo, la Venise du Danube, sur les rives de la Mer Noire. (les Lipovènes, de confession orthodoxe, sont les descendants de Russes émigrés au XVIIe siècle, ils vivent dans le Delta). Mon projet fut accepté par les responsables des différentes télévisions. Le scénario était prêt lorsque les régimes communistes s’écroulèrent. Le président de la télévision tchécoslovaque était en prison. D’autres responsables avaient disparu. Les Allemands se sont dit qu’ils allaient être obligés de financer le projet tout seuls. Ils ont donc tout annulé, mais j’ai heureusement été payé pour mon travail!
En 1997 j’ai fait une deuxième tentative pour le compte de la ZDF (deuxième chaîne de télévision allemande), mais sous une forme documentaire. Le réveil du Danube; en route pour l’Europe. J’ai remonté le fleuve de l’embouchure à la source en Forêt-Noire, alors que le premier projet prévoyait de descendre le fleuve.
JFB: Quelle a été votre méthode de travail lors de votre voyage le long du Danube?
M.G.: La série Danube sans visa était une grosse production de type hollywoodienne, avec un budget important. Chaque pays m’avait proposé une voiture avec chauffeur pour les repérages. Plutôt que d’accepter les voitures officielles, j’ai demandé à la production de m’acheter une voiture d’occasion, immatriculée dans un pays de l’est. L’ambassadeur tchèque est venu m’apporter à Vienne une Lada immatriculée en Tchécoslovaquie. Avec un assistant j’ai fait l’aller et retour pendant deux mois. Nous avions des conseillers artistiques qui nous attendaient partout.
La deuxième production a été plus simple, car je n’étais pas obligé de travailler avec les représentants des pays concernés. Nous formions une modeste équipe de cinq personnes, libres de travailler. Nous avons filmé au hasard des rencontres, évitant les ministres ou les personnes connues. Mais nous avons quand même croisé – par hasard – Emir Kusturica entre Novi Sad et Belgrade, au km 1288. Le lauréat du festival de Cannes (Underground) tournait Chat noir, chat blanc avec ses gitans habituels.
Entre temps, grâce à la vidéo j’ai réalisé de nombreux films en solo. Je voyage comme un vagabond avec un simple sac à dos. Personne ne me connaît, ni ne m’attend. C’est le principe de l’aventure au coin de la rue. Il suffit d’ouvrir les yeux comme un enfant. Les télévisions peuvent m’envoyer n’importe où, n’importe quand, je reviens toujours avec un film. Je travaille comme journaliste-écrivain.
Dans les années 1990 j’ai continué à travailler le long du fleuve, comme cinéaste ou comme écrivain pour le compte du Conseil de l’Europe.
JFB: Y a-t-il des rencontres qui vous ont marqué?
M.G.: Ce qui m’a toujours surpris, c’est le regard des gens. Leur regard quand ils ont soif d’Europe par exemple. Cette force intérieure qu’ils ont dans les yeux, même quand il s’agit de gens simples. J’ai l’impression qu'à l’Ouest du continent nous avons moins d’énergie. A l’Est les citoyens sont moins peureux.
Je cite souvent l’exemple d’une grand-mère dans un cimetière serbe près de Lepenski Vir, au bord du Danube, dans le village de Dobra. Elle apporte une omelette à son fils, mort depuis déjà longtemps, et me donne sans crainte la moitié de son omelette. Ces gens qui vivent dans un autre monde ont une vie intérieure très profonde. Ils ont une fierté que nous avons parfois perdue. Nous vivons avec des clichés du type: «les Roumains sont tous des gangsters». J’ai aussi été marqué par l’intolérance de certains intellectuels. A l’époque, en Serbie, l’intolérance était très forte. Ailleurs également, les intellectuels inventaient pour leur pays un âge d’or qui n’existait pas. Quant à nous, Européens de l’Ouest, nous nous comportons souvent en aveugles de la géographie. Si nous avions visité plus souvent les pays du Danube, nous aurions peut-être évité la guerre des Balkans. Mais les temps changent: le colloque Transfer le prouve. Les écrivains échangent leurs idées avec un esprit d’ouverture.
JFB: Comment est né l’intérêt pour la question de la frontière?
M.G.: C’est très personnel parce que je suis Alsacien, Français-Alsacien, dialectophone. Ma langue maternelle est l’alsacien, un dialecte allemand. J’ai seulement appris le français à l’école maternelle. Je le parle encore aujourd’hui avec ma mère. Je suis né sur la frontière franco-allemande. La vallée de Munster est un petit Verdun. Mon père et mon grand-père, sans compter mes oncles, sont morts durant les conflits franco-allemands. Je suis devenu Européen pour vaincre les haines qui ont détruit ma famille.
JFB: En quoi l’alsacien est-il différent de l’allemand?
M.G.: L’expression orale de l’allemand était longtemps la langue écrite des Alsaciens qui sont des Germains à l’origine. On appelle notre tribu les Alamans. Ils existent dans le sud de l’Allemagne, en Autriche et en Suisse. L’alsacien est donc un dialecte international. Nous sommes les Kurdes de l’Europe de l’Ouest. Mais après la seconde guerre mondiale, la France a imposé le français comme langue unique. Tout ce qui ressemblait à l’allemand était discrédité et considéré comme un reste du nazisme. C’était naturellement injuste. Aujourd’hui la situation est pacifiée, mais les jeunes Alsaciens ne parlent plus l’alsacien ou l’allemand, ce qui est dommage…
JFB: Vous avez fait des études de théologie?
M. G.: J’ai fait des études de théologie protestante, de philosophie et de lettres modernes à l’université de Strasbourg. J’ai été pasteur protestant trois ans dans une église luthérienne, l’église de Martin Luther appelée Eglise de la Confession d’Augsburg. Ce cursus est rare parce que la France est un pays catholique. Il existe en France plus de musulmans que de protestants, qui ne représentent que 2% de la population.
Les études de théologie protestante sont assez longues. Elles durent 5 ans. Il s'agit encore de suivre un enseignement tel qu'il se pratiquait au XVIIIe siècle, très complet, avec l’apprentissage de l’hébreu, du latin et du grec. On y enseigne également la philosophie et la sociologie, l’histoire de l’église, l’exégèse, l’homilétique (art de prêcher). J’ai écrit une thèse sur la télévision, ce qui n’était pas encore à la mode en 1968! Le sujet était «l’image filmique». C’était un travail de sociologie.
Après avoir travaillé comme pasteur à Strasbourg durant un an, j’ai été nommé le long de la frontière franco-allemande, à Sarreguemines. Parallèlement j’ai fait un stage à la radio télévision de Saarbrücken en Allemagne. Les deux villes se touchent. J’ai découvert à l’époque la jeune Allemagne démocratique.
J’ai pris un congé sans soldes et j’ai commencé à travailler dans les relations franco-allemandes, passionné par le problème de la frontière. Je suis devenu journaliste indépendant, à la radio et à la télévision allemandes, qui était plus ouverte sur le monde que la télévision française. Plus tard j’ai agrandi mon horizon à la grande Europe, m’intéressant particulièrement aux problèmes des minorités, qu’il s’agisse des Basques, des Nenets, des Komis (Lapons) du cercle polaire, des Gagaouses (Turcs christianisés de Moldavie) ou des Vlazis (Roumains bulgarisés de Vidin).
JFB: Vous êtes bilingue. La langue est véritablement la «clé».
M.G.: «La langue c’est la clé de la culture», écrit Frédéric Mistral, prix Nobel cuvée 1904. Chaque langue est la plus belle du monde. En changeant de langue on change de personnalité. Herta Muller (devenue entre-temps Prix Nobel littérature) écrit: «In jeder Sprache sitzen andere Augen» (chaque langue offre un autre regard), la métaphore de la langue comme un œil me plaît.
JFB: Vous avez écrit de nombreux livres, et même des pièces de théâtre.
M.G.: En effet, je suis un touche à tout, mais le sujet reste le même: la frontière, avec un but avoué, casser les frontières mentales qui pourrissent la vie des peuples. J’écris des chroniques régulières bilingues dans les journaux allemands où je change de langue dans la phrase. J’en ai lu quelques-unes lors d’une rencontre sympa avec les élèves du lycée français et du Thomas Mann Gymnasium de Budapest.
J’ai crée en 2003 un cabaret franco-allemand avec le comédien allemand Klaus Spürkel. Une de nos pièces à succès s’intitule La grande bouffe. Nous y jouons le rôle du chef de protocole de nos pays respectifs, chargés par les gouvernements français et allemands d’organiser les rencontres franco-allemandes. Nous expliquons aux députés comment s’embrasser, une fois, deux fois, trois fois ou quatre fois? Nous avons même joué à Cracovie en Pologne!!! Une fois par an je fais un One Man Show à la Choucrouterie, un cabaret strasbourgeois.
JFB: Quel est votre regard sur l’Europe d’aujourd’hui?
M.G.: En Europe je constate une évolution que je trouve extraordinaire: elle a commencé avec la France et l’Allemagne, puis le phénomène s’est étendu: les postes frontières se transforment en restaurants et les douaniers en jardiniers. Mais ce n’est pas le cas partout. La dernière fois que je suis allé à Vukovar, j’ai constaté le contraire. Les Serbes et les Croates ne se retrouvent pas dans les mêmes cafés. Ils transforment les restaurants en postes frontières et les jardiniers en policiers des frontières. Je leur ai dit de prendre exemple sur les Français et les Allemands. L’Europe est un miracle permanent malgré les freins des nationalistes qui sont encore trop nombreux, même le long du Danube, comme le prouve les petites guerres scolaires en Slovaquie. La tentation de reconstruire les murs existe partout. Il faut se battre contre. La plus grosse blague des Allemands de l’Ouest, est d’affirmer qu’il faut reconstruire le Mur. L’ouverture fait peur. Souvent les citoyens des anciens des pays communistes disent que «c’était mieux avant!»
Je suis malgré tout assez optimiste car à chacun de mes voyages je vois que les choses changent. A la frontière entre la Norvège et la Russie, les miradors sont occupés par des ornithologues qui observent les insectes qui traversent l’ancienne frontière. Ailleurs on construit un petit ou un grand pont pour faciliter la circulation entre les peuples. A Zwardon, entre la Pologne et la Slovaquie l’ancien poste frontière va être transformé en maison de retraite.
J’ai beaucoup travaillé en Pologne pour faire des recherches sur mon père. Je ne l’ai pas connu. Il était soldat français, puis soldat allemand quand Hitler a annexé l’Alsace. Les Nazis incorporaient les Alsaciens de force. Mon père est mort en Pologne, en février 1945, à Bielsko-Biala, à quelques kilomètres d’Auschwitz. Une région passionnante qui faisait partie de l’empire austro-hongrois et qui a une incroyable histoire de frontières. Le président du Parlement européen est un Polonais, Jerzy Busek, il est originaire d’un petit village, Smilovice, (aujourd’hui en République tchèque) qui a changé plusieurs fois de nationalité, comme l’Alsace.
JFB: Vous qui êtes théologien, philosophe, journaliste, écrivain, comment définiriez-vous la frontière?
M G.: La frontière est un miroir. Le miroir de nos rêves et de nos peurs. Mais nous ne sommes pas seuls sur terre. Il faut accepter de voir les autres qui surgissent dans ce miroir. Quand on a peur, on casse le miroir, quitte à ne pas nous reconnaître nous-mêmes et à partir de là on tisse toutes sortes de frontières (d’où l’expression «je n’ose plus me regarder dans le miroir»). La frontière n’est pas que territoriale, elle est surtout de l’ordre de l’imaginaire, parfois invisible, mais en même temps constitutive de l’être humain. On a besoin d’être différent. Mais on a du mal à tracer la frontière. On est forcément maladroit. La langue elle aussi joue son rôle: elle est la clé pour entrer dans les différentes chambres de la grande maison terre. Amin Maalouf, le Libanais transfrontalier, dit qu’il faut apprendre à vivre avec des «appartenances multiples», donc avec les frontières qui doivent devenir le miroir de nos différences et pas le champ de bataille de nos peurs.
Umberto Eco affirme que l’Europe de demain se construit le long des frontières grâce à l’apprentissage des langues du voisin. Claude Hagège a écrit un Dictionnaire amoureux des langues et parle de polyphonie des langues. Il faut apprendre à danser avec les langues. Ma devise est un poème de ma grand-mère Caroline: «Accroche tes racines au ciel et grimpe sur les étoiles pour mieux voir la terre.»
Milena Le Comte Popovic
Quelques titres:
Mange ta choucroute et tais-toi, Editions Bf. 1988.
Nous sommes tous des Alsakons... mais ne le répétez à personne, Editions de la Nuée Bleue. 1996
Le réveil du Danube. Une géographie vagabonde de l’Europe. Editions Desmaret. 2001
Son texte «Je t’aime ich liebe dich» a été proposé aux bacheliers français option allemand en 2004. cf Projekt Deutsch, éditions Nathan. 2005
A paraître en mars 2010.
Le vagabond des frontières. Editions Place Stanislas.
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