La fabrique du crime de solidarité par les États européens

La fabrique du crime de solidarité par les États européens

Lesbos

Depuis 2014, 27 507 migrants ont été retrouvés morts en Méditerranée (1). Ces derniers fuyaient la guerre, la persécution, la famine, la misère et le réchauffement climatique. Face à cette tragédie humaine, il semblerait naturel de voir les pays qui se revendiquent « des droits de l’Homme » agir. Pourtant, depuis la fin de l’opération « Mare Nostrum » en 2014, les seules actions salvatrices mises en œuvres en Méditerranée viennent d’initiatives citoyennes, d’ONG. Pire encore, ces associations sont criminalisées par les gouvernements qui entravent délibérément l’assistance en mer et assurent aux migrants qui arrivent à bon port des conditions de vie déplorables. C’est ce que démontre Jean Ziegler dans son livre Lesbos, la honte de l’Europe, traduit en hongrois par Attila Piroth.

En 2015, Yusra et Sarah Mardini ont 17 et 19 ans. Elles vivent à Damas et s’entraînent pour devenir nageuses olympiques. Sous les bombes, elles sont contraintes de fuir leur pays, en pleine guerre civile. Les deux sœurs quittent Damas, leur ville natale, rejoignent Beyrouth, traversent la Turquie et atteignent Izmir. Enfin, elles embarquent pour Lesbos dans l’espoir de trouver refuge en Europe. Comme pour tant d’autres avant elles, leur bateau tombe en panne et les abandonnent, ainsi que 18 autres migrants, en Méditerranée, en pleine nuit. Sachant nager, les deux jeunes femmes, aidées par une troisième passagère, poussent l’embarcation jusqu’au rivage et sauvent ainsi tous les autres passagers. Après cet acte héroïque, les sœurs obtiennent le statut de réfugiées en Allemagne et Sarah s’investit dans une ONG en Grèce pour venir en aide aux immigrants. En 2018, elle est arrêtée par les autorités grecques et accusée d’espionnage, blanchiment d’argent et trafic de migrants. La raison ? Elle allait « tous les soirs distribuer de l'eau et des couvertures aux réfugiés qui arrivaient sur la plage, et leur servir d'interprète ». Après trois mois de détention traumatisants, et cinq ans d’interdiction d’entrer sur le territoire grec, son procès pour espionnage est finalement annulé, mais pas celui pour trafic de migrants (2).

Lesbos
Par Clemens Bilan / DPA

Ce cas n’est pas isolé. Aujourd’hui, de nombreux humanitaires sont menacés de procédures pénales et empêchés de travailler. Plus de 40 enquêtes criminelles ont été ouvertes par les États européens contre des ONG de sauvetage en mer entre 2017 et 2020 selon la FRA (3) (l’agence des droits de l’Union Européenne). Les ONG comme Sea Watch ou SOS Méditerranée ont régulièrement été pointés du doigt par les gouvernements de Mattéo Salvini et Giorgia Meloni. Les attaques sur les humanitaires se font même individuelles. Certains sont poussés à bout par des menaces, visites policières, procès. D’autres se voient fermer des portes professionnelles. En 2020, un ancien bénévole pour une ONG de sauvetage en mer se voit refuser un poste pour travailler comme marin dans un équipage (4). L’agence de recrutement Total Crew justifie cette décision en mettant en avant ses propos passés sur les garde-côtes libyens. Cette discrimination à l’emploi – reconnue comme telle par le comité aux droits humains néerlandais – est un frein à l’implication de certaines personnes dans des ONG.

Quand les sauveteurs réussissent malgré ces barrières à sauver des vies, ils ont toutes les peines du monde à accoster. Les états européens se « renvoient la patate chaude » et refusent le débarquement de migrants dans leurs ports. La France et l’Italie s’accusent mutuellement de faillir à leurs obligations en refusant l’arrivée de migrants chez eux. Ils vont même, pour cela, jusqu’à inventer des règles, à l’image de Bruno le Maire pour qui « La règle européenne, c’est que le bateau doit débarquer dans le port le plus proche, qui est un port italien ». Ce type de conflit dans lequel des vies humaines sont traitées comme un fardeau est permis par le droit de la mer, flou sur cette question. Selon l’Organisation maritime internationale, les personnes sauvées en mer doivent débarquer dans « un lieu sûr ». Une chose est certaine, le droit maritime international requiert de porter assistance à toute personne en péril en mer. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer précise dans l’article 98 que « tout Etat exige du capitaine d'un navire battant son pavillon qu[...]’il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer ». Force est de constater que cette règle essentielle n’est pas respectée. Elle est même ouvertement bafouée par les garde-côtes. En juin 2023, plus de 650 migrants ont trouvé la mort lors du naufrage de leur bateau. Ce dernier a été provoqué par les garde-côtes grecs qui ont tenté de le tracter après avoir refusé l’assistance aérienne de Frontex, et le soutien d’un autre navire amarré au port le plus proche.

Les gouvernants européens justifient ces méthodes par un mot d’ordre : la sécurité. Ils criminalisent les humanitaires en leur reprochant de créer un « appel d’air » en Méditerranée. En 2016, Frontex va jusqu’à accuser certaines ONG de « collusion » avec les passeurs dans un rapport publié par le Financial Times. Plusieurs études démontrent cependant qu’aucun de ces arguments n’est vérifiable, ni, à fortiori, suffisant pour justifier la création d’un charnier en Méditerranée (5). La présence d’ONG en mer n’est pas une cause de l’accroissement du nombre de migrants à tenter la traversée (la « générosité » du modèle social français non plus). Elle n’a pas plus incité les passeurs à utiliser des « embarcations plus précaires et des tactiques plus dangereuses », rendant de fait la traversée plus mortelle comme l’écrit Frontex. En réalité, les chiffres démontrent l’évidence : la présence d’ONG en mer sauve des vies. Alors, pourquoi les Etats européens s’en prennent-ils à elles ?

Ce basculement progressif de la politique européenne en Méditerranée est à mettre en lien avec un changement idéologique global.

Les Etats Européens négocient des accords avec la Turquie et la Libye pour le transfert et la détention de migrants. Même les gouvernements de gauche sont prêts à faire des concessions politiques en échange d’un durcissement de la sécurité aux frontières africaines. C’est le cas de l’Espagne de Pedro Sanchez qui a négocié le rapatriement d’immigrés au Maroc. Les drames humains sont nombreux et si les européens renvoient toujours les violences à l’agressivité excessive des forces de l’ordre marocaines ou libyennes, de nombreuses enquêtes ont prouvé que celles-ci étaient permises par la complicité des Etats de l’UE (6). En plus des « bavures » commises aux frontières, l’UE ferme les yeux sur les conditions de vie des migrants renvoyés en Libye. De nombreux témoignages de réfugiés passés par la Libye permettent de comprendre l’utilisation faite par le régime libyen des immigrés. Beaucoup sont contraints au travail forcé. Ils sont torturés, battus. Nombreux sont ceux qui disparaissent. Les femmes sont violées, forcées à se prostituer. Tout cela arrive dans des centres de détention officiels mais aussi dans certains tenus par des milices privées auxquelles l’État confie la gestion des réfugiés rejetés par l’Europe. Pour les hommes et les femmes piégés dans cet enfer, la seule échappatoire est de prendre la mer, quitte à en mourir. « Si les garde-côtes libyens viennent nous ramener en Libye, je saute dans l’eau », confie un jeune homme sauvé par Open Arms. Preuve, s’il en fallait d’autres, de la complicité de l’UE : les garde-côtes libyens sont formés par leurs pairs européens.

 

 

Lesbos
Par Angelos Tzortzinis / AFP

Une fois arrivés sains et saufs en Europe, le voyage est loin d’être fini pour ceux qui fuient leur pays. Si les camps de détention libyens sont reconnus comme « l’enfer sur Terre », les camps de migrants européens sont loin d’être enviables. Le plus connu est le camp de Mória sur l’île de Lesbos. Les arrivants y sont parqués dans des conditions d’insalubrité et de surpopulation (près de 14 000 personnes pour seulement 3 000 places). Les habitants y ont été laissés en quarantaine pendant la pandémie. Il a brûlé en septembre 2020, contraignant les 13 000 personnes qui y séjournaient à rejoindre le camp de Mavrovouni, construit à la hâte. Comme si cela ne suffisait pas, les autorités grecques ont fermé un mois plus tard le camp de Pikpa géré par des bénévoles afin d’aider les demandeurs d’asile les plus vulnérables. Ce camp était reconnu comme « un havre de paix ». Efi Latsoudi, sa directrice avait même été récompensée en 2016 par le prix Hansen, décerné par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Les autorités ont reproché à l’association d’occuper les lieux illégalement, et les ont expulsés avant de déplacer les occupants vers un camp municipal, bien moins accueillant.

La Hongrie aussi a fait de la « crise migratoire » un problème de sécurité majeur. Pourtant, sa langue aux racines unique et sa géographie (pas d’accès à la mer) ne font pas de ce pays une destination privilégiée par les immigrants. Il existe néanmoins une frontière avec la Serbie qui constitue une entrée directe en Union Européenne. Quoi qu’il en soit, Viktor Orban décide en 2015 de construire un mur anti-migrants de 151km le long de la frontière. Cette initiative, qui a choqué à l’époque, est devenue un modèle, pour les États-Unis d’une part, pour de nombreux autres pays d’Europe utilisés comme zones tampons par l’UE (7) d’autre part. Dans ce contexte, il était important pour Attila Piroth de rendre accessible aux hongrois le livre de Jean Ziegler « Lesbos, la honte de l’Europe ». La traduction s’accompagne aussi d’une exposition illustrant les conditions de migration et de détention des familles qui fuient leur pays.

Cette situation critique ne tend pas à s’améliorer. Au contraire, la montée de l’extrême-droite en Europe va s’accompagner de politiques toujours plus répressives à l’encontre des migrants. Par ailleurs, la fragilité du droit sur cette question pose un autre problème, celui du statut des immigrants. Lorsque Jean Ziegler propose à un ami de donner le statut de réfugiés aux migrants de la faim, celui-ci très pragmatique répond qu’ « en ouvrant des négociations sur n’importe lequel de ses articles, tu mets en danger la Convention elle-même, et donc le droit d’asile ». Dans ce contexte de défiance vis-à-vis de ceux qui fuient leur pays, même le plus petit acquis est en péril. Pourtant, face aux enjeux climatiques, une hausse exponentielle des départs vers l’Europe est à prévoir dans les décennies à venir. L’Europe ouvrira-t-elle ses portes, ou assisterons-nous à une catastrophe humanitaire sans précédent ?

Léonard Cottereau

(1) D’après Missing Migrants : https://missingmigrants.iom.int/data

(2) Reportage d’Arte qui retrace la vie des deux sœurs : https://www.arte.tv/fr/videos/099871-000-A/sara-mardini-nager-pour-l-humanite/

(3) Voir rapport MPI

(4) https://swla.eu/en/article/wecannolongerhireyou/

(5) Voir rapport « blaming the rescuers ».

(6) Voir l’enquête sur le drame de Melilla en 2022.

(7) Voir le complément d’enquête sur le sujet :https://www.france.tv/france-2/complement-d-enquete/3348160-frontieres-des-milliards-des-rates-et-des-barbeles.html