Le Pays des Merveilles est-il vraiment pour tout le monde ?
Une publication qui suscite des réactions
Cette compilation de contes traditionnels revisités de façon plus inclusive a été publiée le 21 septembre par l'association lesbienne Labrisz dans l'objectif de donner une voix aux minorités silenciées, tout en offrant à la littérature jeunesse hongroise une vision du monde plus diversifiée. Les histoires ont ainsi été écrites par des autrices et auteurs concerné.e.s : des femmes, des personnes handicapées, des personnes trans, des personnes racisées... Les 17 histoires ainsi écrites permettent de s'identifier à des personnages aux genres et orientations amoureuses divers, appartenant à des ethnies et religions peu représentées, à des milieux socio-économiques défavorisés, ayant des handicaps ou faisant partie de famille recomposées, etc.
Dès sa sortie, Meseország mindenkié a été la cible d'attaques LGBTI-phobes, y compris de la part de personnalités politiques. La députée d'extrême-droite et vice-présidente du mouvement Notre Pays (Mi Hazánk) Dóra Dúró a ainsi fait scandale en déchirant les pages du livre à la broyeuse lors d'une conférence de presse, affirmant que ces « aberrations » faisaient honte à la culture hongroise... en admettant ne même pas avoir lu l'ouvrage. La députée a également apporté son soutien à la proposition de résolution visant à interdire « la propagande homosexuelle » dans les écoles pour « garantir que ce lobby extrêmement agressif n'empoisonne pas [les] enfants scolarisés ». Elle a aussi comparé l'homosexualité à la consommation de drogue en affirmant que si la promotion de cette dernière est interdite alors il devrait en être de même pour le « lobby » LGBTI+.
Depuis, l'opinion publique se déchire sur la question. Le livre est devenu malgré lui un symbole de la lutte pour les minorités – les exemplaires ont tous été vendus en une semaine et un nouveau tirage a dû être lancé – tandis que Viktor Orbán déclarait à la radio : « la Hongrie est un pays patient, tolérant vis-à-vis de l'homosexualité. Mais il y a une ligne rouge qui ne peut pas être franchie, et c'est ainsi que je résumerai mon opinion : Laissez nos enfants tranquille ». Une pétition ayant obtenu plus de 85 000 signatures et une campagne de retrait ont également été organisées par le groupe ultra-conservateur CitizenGO, demandant le retrait du livre de toutes les librairies. Les responsables du projet, Dorottya Rédai et Boldizsár Nagy, pensent que les propos d'Orbán ont aussi contribué à légitimer les attaques, en effet des libraires ont été assailli.e.s d'appels téléphoniques leur exhortant d'arrêter de vendre le livre. Une organisation d'extrême droite a même collé une large affiche sur une librairie disant « Dans cette librairie est vendue une publication de propagande homosexuelle dangereuse pour les enfants ».
Un contexte difficile pour les minorités
Cette polémique ne sort pourtant pas de nulle part. Bien que toutes les minorités soient au mieux invisibilisées au pire activement opprimées dans nos sociétés, c'est la communauté LGBTI+ qui centralise ici le plus de débats. Rappelons que depuis l'élection de Viktor Orbán en 2010, la communauté a subi des attaques constantes, tant par les discours que dans la loi.
En effet, les années 2000 avaient connu de nettes améliorations avec l'alignement de l'âge du consentement sur les relations hétérosexuelles, la fin du bannissement des personnes LGBTI+ de l'activité militaire, la reconnaissance par la Cour Constitutionnelle de l'interdiction de la discrimination et différentes lois en découlant, l'ouverture du partenariat non-enregistré puis du partenariat enregistré (une sorte d'équivalent du PACS) aux couples de même genre, l'ouverture de l'adoption, etc. Mais depuis que le Fidesz est au pouvoir, la Hongrie a fait marche arrière sur de nombreux points. En 2012, la nouvelle constitution a acté une définition restrictive du mariage excluant les couples de même genre en déclarant que « la famille est la base de la survie d'une nation ». En 2016, le gouvernement hongrois a bloqué un projet d'accord de l'UE visant à lutter contre les discriminations LGBTI-phobes.
En 2017, le premier ministre a accueilli le Congrès Mondial des Familles, une coalition d'extrême droite chrétienne opposée au mariage gay, à la pornographie et à l'avortement, faisant partie de la liste des associations désignées comme « groupe haineux et excluant » par le Southern Poverty Law Center. En 2018, l'adoption conjointe des couples de même genre est interdite et les couples lesbiens sont exclus de la procréation médicalement assistée. Aujourd'hui encore, les thérapies de conversion sont toujours légales, y compris sur mineur.e.s, et des « experts » n'hésitent pas à en faire la promotion lors d'émissions télévisées ou de conférences.
Le changement de genre à l'état civil était possible sous réserve d'opération depuis 1982 puis sans condition depuis 2017. Cependant, l'association Transvanilla rapporte que le gouvernement a refusé d'honorer les demandes de changement de genre depuis 2018. Enfin, malgré un recours à la Cour Européenne, Viktor Orbán a profité de la crise du coronavirus pour remplacer la mention de genre à l'état civil par une mention « sexe de naissance » non modifiable, et ce le jour de la visibilité transgenre.
L'environnement législatif est donc hostile, mais on constate aussi une hausse des discours politiques LGBTI-phobes. En 2014, le parti nationaliste d'extrême-droite à tendance néo-nazie Jobbik avait affiché une pancarte indiquant « Le parlement ne veut pas des déviants » et ses membres ont agressé et insulté les participant.e.s de la Pride. En 2012, un député de ce même parti avait déjà présenté une proposition d'amendement constitutionnel visant à « interdire la promotion des déviations sexuelles » en punissant jusqu'à 8 ans de prison la « propagande » LGBTI+. L'amendement avait heureusement été rejeté mais on ne peut que faire le parallèle avec les propos actuels de Dóra Dúró. On peut aussi citer l'annulation en 2018 des représentations de Billie Elliot à l'Opéra national sous prétexte que le spectacle pourrait « rendre les enfants gays », le retrait de la Hongrie de l'Eurovision car ce serait un show « trop homosexuel » ou la comparaison entre les couples gays souhaitant adopter et les pédocriminels faite par le président de l'Assemblée nationale hongroise en 2019. Ce ne sont pas les exemples qui manquent et, selon un sondage réalisé par l'Agence des Droits Fondamentaux, 81% des hongrois.e.s LGBTI+ disent que les discours négatifs des politicien.ne.s sont l'une des principales raisons de l'augmentation des stéréotypes, de l'intolérance et de la violence contre les personnes LGBTI+ du pays.
Cela s'inscrit dans un contexte européen global. En effet, même si les pays de l'Est sont au cœur des polémiques ces dernières années (on pense notamment aux « LGBT free zones » polonaises), n'oublions pas que même en France il a fallu attendre 2016 et plusieurs sanctions de la Cour Européenne pour que les personnes trans puissent changer d'état civil sans être opérées et stérilisées, que les thérapies de conversion sont toujours légales même sur mineur.e.s, que des mutilations et médications forcées sont encore pratiquées sur les personnes intersexes ou que l'espérance de vie d'une personne trans est estimée autour de 30 ans à cause de la précarité systémique et des risques accrus d'agressions, meurtres et suicides.
Dorottya Rédai déplore : « Nous sommes épuisé.e.s d'être accusé.e.s de blesser les enfants. C'est vraiment problématique qu'un premier ministre déclare ce genre de choses, car ensuite les autres pensent qu'iels peuvent le dire aussi. » On peut ainsi citer les propos de la professeure et psychologue clinicienne Emőke Bagdy, qui affirme que la sensibilisation précoce aux idées LGBTI+ est dangereuse car elle influencerait les « fuseaux horaires génétiques » du développement de l'enfant, créant un « déséquilibre entre le sexe biologique et le sexe social » amenant à « une crise dans l'âme de l'enfant ». Il a fallu qu'une résolution commune, signée à ce jour par 1280 professionnel.le.s, rappelle que ces déclarations sont « contraires à la position actuelle de la science et ont pour effet d'augmenter la haine et l'exclusion sociale ».
Mais alors, qu'en est-il vraiment de ce livre ?
Le contexte social est tendu et les discours politiques virulents, mais ce livre de contes est-il vraiment une propagande LGBTI ? Même pas. Sur les 17 contes seuls 5 abordent le sujet, pour le reste les histoires sont des odes à la tolérance, à la bienveillance, à l'acceptation de soi et des autres et à la valorisation de la diversité, de toute la diversité.
Par exemple dans le conte Trivadar, un lapin est moqué car il possède trois oreilles au lieu de deux, pourtant c'est cette oreille supplémentaire qui lui fait entendre le crépitement du feu qui approche et qui lui permet de sauver la forêt de l'incendie. Le message n'est donc pas qu'il faut être différent mais qu'accepter sa différence peut permettre d'en faire une force si les autres savent reconnaître notre valeur. De même, les questions de l'ethnicité ou de la stigmatisation de la communauté Roms sont évoquées via la mentalité de certains personnages. De même, les familles recomposées ou adoptives, la pauvreté, les conditions de vie des personnes âgées... sont tant de thèmes que les enfants rencontrent au quotidien mais dont on refuse de leur parler.
Pareillement, quoi qu'en pensent les détracteur.ices du « lobby LGBTI », l'homosexualité et la transidentité sont des réalités même dès l'enfance, et refuser d'accueillir leur identité, brimer leurs sentiments, c'est cela qui constitue une éducation malsaine. Répéter qu'il ne faut aimer que le genre opposé, qu'il ne faut s'identifier qu'à son genre assigné, ça ne changera pas ce que sont les personnes et ça n'aura pour conséquence que de les faire souffir. Et tout comme répéter qu'il faut entrer dans la norme ne fait pas entrer dans la norme (au mieux nous faisons semblant de nous conformer et souffrons en silence), montrer aux enfants hétérosexuel.le.s ou cisgenres que la diversité existe ne les rendra pas homosexuel.le.s ou transgenres.
Meseország mindenkié brise également la construction de la masculinité toxique et des rapports de genre. Les personnages féminins veulent devenir des héroïnes plutôt que d'être au foyer ou au service de leur mari et elles prouvent leurs aptitudes et leur courage. A l'inverse, certains personnages masculins rejettent les injonctions virilistes et la conception violente et hiérarchique de la masculinité. Se battre, tuer, mourir et ne jamais rien ressentir...est-ce là vraiment un idéal ?
Le livre est donc bien loin de mentir et il est surtout très loin de faire de la propagande. Les personnes LGBTI+, racisées, handicapées, grosses ou maigres, âgées, non-chrétiennes, etc, ont toujours fait partie de notre histoire. Les protagonistes sont basé.e.s sur des caractéristiques réalistes. Et l'emphase n'est même pas vraiment mise sur le fait qu'iels sortent de la norme, ce n'est pas valorisé, simplement leur caractère unique et leur capacité d'adaptation en font des héros et héroïnes bien plus profond.e.s que les personnages stéréotypés de la majorité des histoires. En conclusion, le volume ne contient rien de nouveau et d'étranger, mais il normalise l'existence et l'acceptation des personnes minoritaires, qui ne sont par ailleurs pas moins normales que la majorité.
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