La dame à quatre pattes

La dame à quatre pattes

La dame à quatre pattes

Apparition dans le métro parisien 

Noël approchait à grands pas. 

Paris avait déjà enfilé sa nouvelle robe du soir, toute en lumières. Au-dessus de la ville, vu du ciel, aucun pilote ni aucun ange n’aurait pu deviner qu’à quelques heures de vol d'ici, les hommes s’entretuaient à la guerre et que, sur la Terre, on avait ordonné de baisser les chauffages et les lumières. 

Paris s'en moquait royalement, telle une reine. 

C'était un après-midi de décembre

J'attendais mon train vers Le Vésinet pour rendre visite à une très chère amie, que je n’avais pas vue depuis mon dernier voyage à Paris. Elle me manquait tant avec son regard franc, sa douceur blonde, ses forces de cavalière…  et son fidèle compagnon, sa chienne. 

La dame à quatre pattes

À l’époque où nous travaillions encore ensemble, nous partagions le plaisir de relire avant l'impression de beaux textes littéraires, des contes anciens et modernes. Quand notre maison d’édition a fermé ses portes, mon amie Katya s’est consacrée entièrement à l'éducation canine pour apprendre aux gens le langage des chiens et aider les enfants blessés à trouver les mots des humains. 

Désormais de loin, mais nous sommes restées amies, toujours passionnées par les mystères et l’insoupçonnable voie des contes que nous suivions chacune de notre côté, avec nos monstres et nos fées. Elle en France, avec ses chiens et leur maître, les enfants du silence et moi, dans ma Hongrie enfin retrouvée, avec les miens. 

Je patientais donc sur les quais du métro quand j’aperçus au loin un être étrange, le corps tordu dans tous les sens, comme venu d’un autre monde, si ce n'est tout droit de l’enfer, ou encore, sorti de la mythologie grecque! 

Était-ce un homme? Un nain… ou un lutin? Je me suis approchée délicatement pour voir si ses arrêts fréquents voulaient dire qu’il ou elle mendiait… 

J’ai vu alors que c’était une dame de toute petite taille, gravement handicapée. Ses genoux étaient tournés dans le sens inverse de ses pieds, ses jambes nues boursouflées sortaient d'un short, surmonté de vêtements d'hiver. Seuls son torse et ses pieds étaient couverts pour l’hiver. Elle portait un foulard blanc sur la tête, tenu par un joli ruban bleu. Elle devait avoir la cinquantaine et demandait de l’argent. Ils sont nombreux dans le métro parisien. 

Comme pour mieux avancer, tel un tout jeune enfant, la dame se mit à quatre pattes. Je vous le dis, elle était un de ses êtres de la mythologie: mi-humain, mi-chien.

J'avoue que, bien que je n’aie jamais eu de chien dans ma vie, je voue une grande admiration pour ces bêtes extraordinaires, capables de nous porter un amour inconditionnel que nous, humains, n’apprendrons sûrement jamais à donner à nos proches sur terre. 

À l'époque, mon amie qui venait toujours au bureau avec son magnifique berger allemand m’a beaucoup appris sur eux. 

La dame à quatre pattes

 De temps à autre, l'étrange dame se hissait sur ses deux pieds et avançait comme un petit pingouin, tournait sa tête tantôt à droite, tantôt à gauche, disait bonjour aux passagers qui attendaient leur train… Puis, en voyant qu’ils lui tournaient le dos, elle prit ses chaussons jusqu’alors posés sous ses genoux, glissa vite ses petites mains dedans et continua son périple sur les quais à quatre pattes. 

Elle courait presque, puis s’arrêta soudain devant d’autres gens qui, eux aussi, détournaient le regard. C’était des regards pleins de pitié mêlés à du dégoût, de l’effroi, de la honte. Des regards d’une indifférence glaciale. On est habitués à cela aussi, sur les quais de la Seine ou ceux des gares souterraines... Nous passons notre chemin. Et pourtant, sur le moment, je ne pouvais pas croire que la Création ait pu accoucher encore d'une telle souffrance faite femme. 

« La preuve que Dieu, c’est une invention des ignorants et des faibles! » dirait mon ex-mari cartésien, fort de son athéisme et faible en métaphysique cartésienne. 

Je me rapprochai encore de la dame et me laissai guider par le ciel. 

Elle sourit et me regarda d’un air heureux, contente d’une nouvelle rencontre. 

J’ai échangé quelques phrases avec elle, comme si elle n’avait pas été handicapée mais qu’elle était simplement en train de travailler. Elle m'a dit qu’elle avait où se loger et aussi de quoi manger.  «L’argent, c’est pour me faire opérer », répétait-elle, c’est le discours habituel. 

Je m’en moquais du mensonge de ces vieilles phrases des mendiants peu rusés. Elle aurait pu m’en sortir de bien plus usées encore. 

 Quand elle a tourné la tête un instant pour regarder s’éloigner un train, j’ai réussi à glisser un petit billet dans une poche en plastique accrochée à son cou. Elle s’en est rendue compte tout de même, a vite regardé ce que c’était et m'a remerciée très chaleureusement. Puis, humblement, elle m’a priée sans véritable insistance d'ajouter encore quelques euros ou un petit billet de plus; ça aussi, c'est habituel. 

Pour me remercier, elle a sorti alors de sa sacoche attachée à ses hanches, une culotte de femme avec une étiquette dessus pour preuve qu’elle était encore neuve. Elle l’a tendue vers moi fièrement comme on tendrait un drapeau, en contrepartie de l’argent, à la hauteur de ses moyens. 

Je l’ai acceptée, touchée par sa dignité et en souvenir de son apparition sur Terre.

Avec un grand sourire, elle a écarté ses ailes, enfin, ses petits bras... Sans réfléchir, j’ai ouvert les miens et nous nous sommes serrées l’une contre l’autre. Elle sentait bon, elle sentait le propre. 

Elle m’a embrassée, souriante et heureuse, je l’ai embrassée, soulagée et heureuse. 

Puis rapidement, elle enfila encore une fois ses chaussons sur ses mains, me fit gentiment signe d’adieu, se métamorphosa à nouveau et s'éloigna gaiement du monde souterrain. 

Elle sautilla à quatre pattes sur les marches du métro pour monter tout là-haut, et plus haut encore,  pour rejoindre sa planète, celle où habitent des êtres exceptionnels.

à Jean-Pascal Debailleul, 

mon premier maître sur la Voie des contes,

 et à tous ceux qui croient aux êtres exceptionnels

Melinda Vörös

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