Agnès Heller, La valeur du hasard, Ma vie.

Agnès Heller, La valeur du hasard, Ma vie.

Heller Agnes

Il y a cinq ans, en regardant Arte, mon attention fut attirée par la philosophe Agnès Heller qui accordait un entretien. Les sujets abordés étaient l'enseignement et la culture en Hongrie. Agnès Heller racontait les difficultés rencontrées dans ces domaines à cause de la politique. A un moment donné, la journaliste lui demanda :

« Si je vous comprends bien, ce gouvernement est opposé à la culture ? »

Agnès Heller répondit :

« Non, on ne peut pas dire ça, ils ne savent pas ce que c'est. »

Cette réponse spontanée, probablement réaliste, qui a fusé comme une morsure de serpent, m'a sidéré et séduit.

Aussi, quand, à la librairie Latitudes, la librairie francophone de Budapest, j'ai vu le livre « Agnès Heller, La valeur du hasard, Ma vie », je n'ai pas hésité. L'ouvrage a rejoint mes autres acquisitions dans le panier.

Une fois arrivé à la maison et parcouru le texte, j’ai ressenti d’abord de fortes déceptions. Premièrement, la couverture est trompeuse car le livre n'a pas été écrit par Agnès Heller. Il s’agit d’entretiens que la philosophe a accordés à un éditeur autrichien, Georg Hauptfeld, qui en a publié un résumé. Deuxièmement, la traduction française est désastreuse. Puis je me suis ressaisi, je me suis « reprogrammé » : j’'ai repris la lecture en imaginant écouter un étranger me raconter son histoire avec un accent étranger. Alors le malaise a laissé la place à la satisfaction intellectuelle, celle de la découverte d'une longue vie à travers les difficultés et les débats d'idées les plus intéressants des sept dernières décennies.

Le but du présent article n’est pas tant de résumer cet ouvrage que de donner envie à ses lecteurs de le lire, notamment au travers de quelques extraits ainsi que de quelques réflexions suscitées par ce livre. Bien sûr, Agnès Heller est assez connue pour qu’une courte biographie figure dans Wikipédia. Mais dans le livre, on découvre bien plus que sa vie. On peut y suivre l'évolution intellectuelle et sociologique d'une personne et le développement de sa pensée.

Les quarante premières pages plongent le lecteur dans l'enfance d’Agnès Heller au sein d'une bonne famille bourgeoise d'Europe Centrale, portée sur la culture et ouverte sur le monde, la science et les arts. Ce n'est qu'avec l’avènement du nazisme que l'origine juive devient importante. Alors commencent les horreurs des persécutions et de la guerre. On lit aussi la vie d'une adolescente, la construction de son monde, de ses relations. Les descriptions sont vivantes, le cheminement des pensées, des décisions et des hasards s'emboîtent logiquement, presque simplement. Le vécu des derniers jours de la guerre et l'annonce de sa fin le 8 mai 1945 sont particulièrement touchants.

En 1947, Agnès Heller commence des études scientifiques. Sa réorientation vers la philosophie est remarquable. Extrait : « (...) en 1947, j’assistai au cours de Lukács (1) dont je ne compris pas un traître mot. Le titre était L’Histoire de la philosophie de Kant à Hegel. Je ne m’étais jamais intéressée à la philosophe auparavant. (...) J'ai pris conscience que là était la chose que je devais comprendre. Ce fut une décision existentielle : je me suis élue moi-même philosophe. »

La terreur et la manipulation des opinions durant les quatre années absurdes du règne de Rákosi nous sont contées en quelques pages, avec des exemples explicites. En 1953, Agnès Heller, doctorante, a besoin d'autorisations de son professeur et du directeur de la bibliothèque du parlement pour pouvoir lire les œuvres de Marx. Ainsi, dans un pays communiste, la lecture de Marx était limitée ! Agnès Heller étudie la philosophie de Marx et fait bien la distinction entre communisme et marxisme.

L'atmosphère qui a précédé, dans les milieux intellectuels de Budapest la révolution de 1956, puis la répression après l'intervention soviétique, la conduisent à la dépression. « (...) un traumatisme qui remontait aux exécutions au bord du Danube, en 1944 : je ne pouvais plus traverser le Danube à pied, car j'avais peur de sauter dans l'eau ». Une fois rétablie, elle participe, avec une vingtaine d'amis, à la création de ce que l'on appellera plus tard l’ « École de Budapest ».(2)

Les espoirs de 1968 à l'est, comme à l'ouest, reçoivent une douche froide le 21 août, quand les troupes du Pacte de Varsovie entrent en Tchécoslovaquie pour stopper le printemps de Prague. Fini le rêve du « socialisme à visage humain ». La prise de position de quelques philosophes, dont Agnes Heller, contre l'écrasement tchécoslovaque conduit, après quelques années de répression, en 1977, Agnès Heller à Melbourne.

Là, elle apprend la langue anglaise et sa philosophie évolue. « J'avais annulé la pensée du progrès, que Kant, Hegel et Marx, avaient chérie. La philosophie n'est pas une question de vérité. On ne peut prouver ni la fausseté, ni la vérité des philosophies. (...) Chaque penseur présente son système philosophique comme vrai, ensuite vient un penseur qui contredit cette pensée et présente la sienne propre comme vraie et cela continue toujours ainsi. (…) Aujourd'hui, je ne crois plus aux systèmes philosophiques. »

En automne 1986, elle commence à enseigner à la New School for Social Research de New York où elle occupe la chaire Hannah Arendt(3). Après le changement de régime, elle enseigne aussi à Budapest à ELTE(4). Elle prend sa retraite hongroise en 1999, mais sa vie académique continue jusqu'en 2009.

Dès 2007, elle s'intéresse activement à la politique. Elle s'oppose à la politique nationaliste et conservatrice et s'en explique : « (...) le nationalisme et le féodalisme aussi ont une tradition en Europe (naturellement il y a un chef de tribu, un roi qui règne) et le danger existe qu'ils reprennent force. (...) La démocratie n'est pas naturelle et c'est pour ça qu'elle est toujours en danger. Elle devrait devenir une institution naturelle. Pour cela, on doit la réinventer et la rétablir chaque jour. L’Union européenne est la dernière chance de l'Europe. Si elle s'écroule, l'Europe va décliner comme l'Empire romain. On ne peut sauver l'Europe que si l'on s'engage pour une démocratie fédérale et libérale. L'Europe transcendantale des valeurs ne sera jamais atteinte, mais on peut s'en approcher ou s'en éloigner. Si l'on s'en approche, l'Europe survivra, si l'on s'en éloigne, la civilisation européenne ira à sa perte. Il est important que nous sachions où nous voulons aller. »

A la lecture de ce livre, on découvre de nombreux autres ouvrages écrits par Heller et ses amis, et ça donne l'envie de passer à la bibliothèque.

Toute sa vie, Heller a aimé être dans la nature. Chaque fois que c'était possible, elle partait en excursion dans les montagnes. Elle passait ses étés à Balatonalmádi, où elle nageait tous les jours. C'est là, que le 19 juillet 2019 la Camarde l'a attendue dans les eaux du lac.

Bálint Géza Basilides


[1] György Lukács, philosophe et sociologue 1885 – 1971.

[2] L’École de Budapest est un courant philosophique marxiste qui a émergé en Hongrie au début des années 1960 à la suite de l'Insurrection de Budapest. Il se réclame d'un marxisme humaniste et appartient à la nouvelle gauche hongroise.

[3] Hannah Arendt (1906 – 1975) est une politologue, philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l'activité politique, le totalitarisme, la modernité et la philosophie historique.

[4] Eötvös Loránd Tudományegyetem, une des universités de Budapest.

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