Une femme au service de l’enfance
Rencontre avec Anna Tardos
Anna Tardos, fille aînée d’Emmi Pikler, est l’actuelle directrice de l’institut Pikler plus communément appelé «Lóczy», du nom de la rue où il est installé à Buda, sur la colline des roses.
Psychologue et pédagogue de formation, elle dirige désormais cette institution, à la fois centre de recherche et de formation, pouponnière, crèche et lieu de rencontre entre parents, enfants et éducatrices pour une approche novatrice du développement de l’enfant.
Qui était Emmi Pikler ?
Emmi Pikler commence sa carrière de pédiatre à Vienne dans les années trente avant de s’installer à Budapest où elle exerce comme pédiatre de famille (outre des raisons politiques, le numerus clausus qui frappe alors les Juifs de Hongrie l’empêche d’exercer dans la fonction publique hospitalière). Au cours de ses consultations, elle incite les parents à être à l’écoute de ce qu’exprime leur enfant et à rechercher, dans tous les détails de la vie quotidienne, à favoriser non seulement la santé, mais aussi l’épanouissement de l’enfant. Reconnue et respectée comme pédiatre mais aussi comme psychopédagogue, elle publie son premier ouvrage à l’attention des parents en 1940 sous le titre, un peu provocateur, Que sait déjà faire votre bébé ?
Son travail auprès des familles et ses publications ont souvent été violemment critiqués par des détracteurs qui dénonçaient “le drame de ces enfants abandonnés à eux-mêmes“. Pourtant, en 1946, le gouvernement hongrois confie le soin à Emmi Pikler de créer une pouponnière pour accueillir les enfants orphelins et abandonnés, juste après la guerre.
L’institut Lóczy est né, et sa fondatrice va y inventer et mettre en place un mode de prise en charge des enfants séparés de leur famille tout à fait original et novateur.
La théorie du respect et du plaisir
«L’amour n’est pas tout, le respect de sa personne est tout aussi important», explique Anna Tardos. Et qui dit respect de sa personne, dit – notamment – respect de ses envies, de ses goûts et de son rythme. En effet, les bébés peuvent assimiler beaucoup de choses de manière autonome : «Par exemple, si on laisse un bébé couché sur le dos et qu’on ne le change pas de position, alors, tôt ou tard, il va se tourner sur le côté, sur le ventre, il va parcourir un chemin et, qui plus est, il bougera harmonieusement, il sera content de lui-même et pourra très bien s’occuper tout seul.»
Apprendre par soi-même est un avantage : l’enfant qui suit son rythme propre et fait ses propres expériences est alors capable de mieux apprendre à s’asseoir, se mettre debout, marcher, jouer, parler, réfléchir…
La théorie développée par l’institut Lóczy consiste ainsi à libérer les bébés en privilégiant leurs intérêts et leurs envies, sous le regard attentif des parents ou des éducatrices qui observent, accompagnent et stimulent le développement de l’enfant dans un rythme qui lui est propre.
Les maîtres mots de cette approche sont en effet “l’indépendance“ et “l’autonomie“ de l’enfant, qu’il faut chercher à préserver plutôt que d’intervenir dans son apprentissage.
Bref, ne pas forcer l’enfant mais plutôt lui offrir un cadre sécurisant et agréable pour s’épanouir.
Les bébés heureux, satisfaits, sont évidemment plus paisibles. Car la place prépondérante accordée à l’épanouissement des aptitudes de l’enfant passe par «la satisfaction de ses exigences intérieures», explique Anna Tardos.
Petit exemple concret de la méthode Pikler : les siestes au grand air quel que soit le temps qu’il fait dehors ! Chaque après-midi, les enfants de Lóczy font la sieste dans leur lit installé dehors. Si le grand air est certes bon pour la santé, il apporte surtout aux enfants plus de perspectives que dans un endroit clos. Ces siestes ont des vertus calmantes et les enfants dorment ainsi plus paisiblement.
L’institut Pikler-Lóczy
Enfant s'habillant sou le regard d'un nurse
Financé pour un tiers par l’Etat et pour les deux tiers par des dons, l’institut comprend trois activités principales : un lieu d’accueil avec trois axes, la pouponnière, les groupes parents-enfants et la crèche. C’est aussi un atelier et un centre de recherche et de formation car rien n’est jamais acquis et définitif. «Nous sommes nous-mêmes constamment en apprentissage, confrontés au développement de l’enfant, dans l’irréductible singularité de chaque individu».
La pouponnière, qui existe depuis 1946, accueille des bébés et jeunes enfants (jusqu’à six ou sept ans) que leurs parents ne sont pas capables d’élever, soit temporairement, soit définitivement. Le contact avec les parents est maintenu chaque fois que cela est possible.
L’institut compte aujourd’hui quarante places, réparties en groupe de huit enfants, chacun bénéficiant des soins de quatre éducatrices (nurses), mais aussi de médecins et de psychologues. Chaque nurse est par ailleurs responsable de deux enfants avec lesquels elle noue une relation, non pas “maternelle“ mais privilégiée, tout au long de leur vie à Lóczy. «A aucun moment nous ne pouvons ni ne devons donner à l’enfant le sentiment illusoire et dangereux que nous allons nous substituer à ses parents absents».
Comme l’explique Anna Tardos, les deux questions fondamentales auxquelles sont confrontés les enfants sont «Vivre» (c’est-à-dire répondre à des besoins essentiels : se nourrir et être en bonne santé) puis «Comment vivre ?».
La tâche des éducatrices consiste ainsi à leur proposer une vie normale, sans attente (d’un placement) et la plus agréable possible.
«Notre rôle est de faire en sorte que les enfants soient en bonne santé psychique afin qu’ils puissent retrouver leur famille, être adoptés ou placés dans des familles d’accueil, dans de bonnes conditions. C’est-à-dire des enfants aimables, capables d’aimer et d’être aimés, et qui peuvent donc s’adapter.»
La pouponnière accueille aussi beaucoup d’enfants handicapés. A leur propos, Anna Tardos note qu’«il ne faut pas se demander ce qu’ils ne peuvent pas faire, mais au contraire, ce qu’ils savent faire». Avec eux, comme avec chaque pensionnaire, l’important est «d’apprendre à aimer vivre avant de chercher à stimuler leur développement».
L’institut reçoit également des groupes parents-enfants pour des «consultations» pédagogiques qui connaissent un grand succès (les listes d’attente sont longues).
Chacun de ces six groupes, composé de six ou sept enfants accompagnés de leur mère, de leur père (voire de leurs grand-mères), se retrouve ainsi une fois par semaine au centre. Ces séances démontrent aux parents que leurs enfants peuvent très bien jouer, s’amuser, bref s’occuper seuls ou ensemble, sans l’intervention de leur maman : «Nous attirons l’attention des parents sur les capacités et les compétences de leurs enfants. Nous leur expliquons aussi quelle est notre façon de faire mais jamais nous ne leur disons comment ils doivent se comporter avec leur enfant.»
La crèche de l’institut Lóczy (qui accueille des enfants jusqu’à l’âge de trois ans) existe quant à elle depuis octobre 2006. Sa création peut faire taire certaines critiques à l’encontre de la «méthode Pikler», beaucoup utilisée notamment en France dans des structures de petite enfance et à laquelle on reprochait parfois de ne s’appliquer qu’à des enfants orphelins. A Lóczy même, cette approche prônant l’indépendance et l’autonomie concerne aussi bien les petits orphelins que les enfants évoluant au sein de leurs familles.
Le rayonnement de la méthode Pikler
Ces idées sont encore difficiles à accepter par certains pédiatres aujourd’hui, aux théories plus interventionnistes, qui considèrent parfois comme un retard une évolution plus lente de certains bébés ou jeunes enfants, et qui incitent parfois les parents à «pousser» ces derniers à franchir plus vite les différentes étapes de leur évolution. Pourtant, depuis plus d’un demi-siècle, l’approche pédagogique initiée par Emmi Pikler a fait son chemin et est désormais très populaire, notamment en France (les premières formations ont été organisées dans les années 70), en Autriche, en Allemagne ou en Suisse et dans de nombreux autres pays à travers le monde entier où ont été créées des associations Pikler (l’Association Pikler Lóczy de France fonctionne depuis 1984). Celles-ci mènent un travail pédagogique auprès des parents et en particulier des mères qui restent encore de nos jours des interlocutrices privilégiées ainsi qu’auprès des professionnels de la petite enfance.
A ce propos, lorsque l’on questionne Anna Tardos sur les trois ans de congé maternité accordés aux femmes hongroises (contre trois mois prolongeables en France), elle reconnaît que cette question n’est pas simple : «Je pense que pour l’enfant, c’est un avantage indéniable que d’être élevé par sa mère mais il est important aussi de donner à la femme la possibilité de choisir, explique-t-elle. Par exemple, si une femme a le sentiment de sacrifier sa carrière professionnelle ou de s’ennuyer chez elle toute la journée, ce n’est pas une bonne solution de rester trois ans à la maison car elle sera tendue et son bébé le sera aussi. La possibilité de pouvoir mettre son enfant dans une bonne crèche est essentielle.»
Quelques références bibliographiques pour les lecteurs francophones désireux d’approfondir la réflexion sur cette méthode encore révolutionnaire aujourd’hui à bien des égards : Lóczy ou le maternage insolite de G.Appell et M.David, (1973), ou encore Les enfants de la Colline des roses de Bernard Martineau qui détaille l’expérience unique de cet institut qui fête ses soixante ans cette année.
A cette occasion se tiendra une conférence internationale à Budapest, les 19, 20 et 21 avril prochain, sur le thème : «Sentir, comprendre, agir, transmettre», une manière de réaffirmer qu’il est possible d’élever un enfant sans violence.
Frédérique Lemerre et
Carine Palacci
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