Une émule hongroise de George Sand dans la révolution de 1848

Une émule hongroise de George Sand dans la révolution de 1848

Auguszta Keglevich et ses trois enfants en 1837

En abordant la vie d’Auguszta Keglevich, aristocrate hongroise, c’est la figure de sa contemporaine française universellement connue, George Sand, baronne Aurore Dudevant, qui vient à l’esprit. L’intelligentsia hongroise de la période révolutionnaire de 1848 n’avait-elle pas les yeux tournés vers la France ? Auguszta a vraisemblablement eu connaissance de la vie de cette Française, écrivain prolifique, propagandiste féministe ne faisant pas mystère de son homosexualité, fustigeant le mariage et luttant contre les préjugés d'une société conservatrice. George Sand faisait scandale par sa vie amoureuse agitée, amie des Delacroix, Balzac, Gauthier, Liszt, Flaubert, Musset, Chopin. On peut noter des similitudes entre ces deux femmes. Outre la contemporanéité de leur vie de 70 ans – George Sand (1804-1876), Auguszta Keglevich (1808- 1879) – la Hongroise et la Française, n’avaient-elles pas des ascendants communs comme Christian IV, roi de Danemark et de Norvège ? Toutes deux eurent des enfants, quasiment de mêmes âges, qui ne furent pas un obstacle à leurs mœurs libérales. Cependant, contrairement à Solange Dudevant, la fille de George Sand, dont la paternité fut attribuée au très cultivé et beau Stéphane Ajasson de Grandsagne, on ne douta pas de la paternité des enfants d’Auguszta.

Auguszta Keglevich ne fut-elle qu’un simple épigone de la célèbre George Sand ? A un moindre degré, elle eut une vie contrastant avec les codes sociaux et moraux apparents de la société austro-hongroise de cette époque, comme les partisanes les plus connues en France du mode de vie de George Sand : Marie d'Agoult et Delphine de Girardin, quasiment du même âge qu’Auguszta. George Sand s’illustrait par un engagement politique actif à partir de 1848, inspirant Alexandre Ledru-Rollin, républicain progressiste qui fit adopter par décret le suffrage universel français. Elle éprouvait des sentiments de proximité avec la Hongrie ; on peut utilement lire Liberté et amour George Sand et Sándor Petőfi face à la Révolution de 1848, de Piroska Madácsy. Déjà en 1818, un minéralogiste français, François-Sulpice Beudant, lors d’un voyage en Hongrie avait trouvé que les traits caractéristiques des Hongrois ressemblaient à ceux des Français. On sait qu’en 1789, le peuple magyar s’était déjà tourné vers la France, tentant de s’en inspirer pour renverser la tutelle des Habsbourg.

 

George Sand

 

 

Représentante par excellence du romantisme, George Sand était bien présente dans l'opinion publique en Hongrie. Peut -on parler d’une influence déterminante de la vie de la Française sur la Hongroise Auguszta Keglevich ? On apprend, par le Journal de la princesse Mélanie, qu’Auguszta fut, dix ans après son mariage, en 1836, à la table du duc d'Orléans, fils aîné de Louis-Philippe Ier, roi des Français. Ce prince libéral avait fait arborer la cocarde tricolore au 1 er régiment de hussards de Chartres. On peut imaginer la jeune Hongroise impressionnée par les idées quasi-révolutionnaires de ce jeune prince qui mourra prématurément.

Aurore Dupin, alias George Sand, fut orpheline de père à l’âge de cinq ans, Auguszta Keglevich le fut de père et de mère à cinq ans également. Toutes deux furent mariées à moins de 18 ans ; Auguszta à un riche propriétaire, le comte Antal Szapáry, homme sans grande finesse, formé à l'école militaire Ludovica, amateur de chasse et de courses, et pourtant fils du chef de l’Académie des sciences de Pressburg. Elle en avait eu trois enfants dont un fils, Géza Szapáry, animé d’un esprit révolutionnaire qui le conduira à quelques pas du peloton d’exécution lors des événements de 1848/49.

On disait Auguszta Keglevich belle femme. Le couple s’accordait une telle liberté que les services secrets écrivaient : « Ils sont tous les deux insouciants et vivent la plupart du temps séparés, bien qu’ils aient des enfants. » De fait, elle rencontrait en secret le séduisant, cultivé et richissime comte Kázmér Batthyány, teinté d’un certain cosmopolitisme, un esthète connu pour avoir acquis la partition de la Marche de Rákóczi, de Berlioz. Un rapport note qu’ils avaient des relations intimes depuis septembre 1846. Elle l’avait connu au Casino de Pozsony ; c’est là que ses opinions politiques s’élaborèrent. La famille Szapáry y était venue de Pest où Auguszta était déjà l'une des figures les plus connues du mouvement féministe libéral.

Les amants envisagèrent de normaliser leurs relations. Dans la Hongrie catholique, le divorce étant impossible, se remarier pour Auguszta Keglevich semblait irréalisable. C’était sans compter sur leur détermination. Parmi ses pairs, Kázmér Batthyány avait fait sensation en souhaitant épouser sa maîtresse. Son amour pour cette femme de 38 ans, considérée par ses contemporains comme une beauté mûre, voire l’épouse idéale, vainquit les obstacles : le clergé, l’opinion publique, les traditions.

 

Antal Szapáry vers 1835

 

 

Paradoxe ? Elle incrimina son mari, le soupçonnant d’infidélité. Dès que leur relation fut publiquement connue, Kázmér et Auguszta cherchèrent un accord avec Antal Szapáry ; ce dernier, bon gars, ne s’y opposa pas. Bien que dans un premier temps ils aient envisagé de divorcer en Transylvanie, Szapáry et son épouse déménagèrent en Prusse à Wroclaw, se firent naturaliser, puis divorcèrent selon la législation locale, le 17 mai 1847. Ainsi Auguszta put-elle se libérer grâce à la grandeur d’esprit d’Antal Szapáry, certains diraient la complaisance. En prévision de son mariage avec Batthyány, Auguszta Keglevich se convertit au protestantisme le 12 novembre 1846 et, après de longues démarches, Batthyány lui-même devint protestant le 24 octobre 1847. Ils se marièrent discrètement au temple calviniste de l’Eglise Réformée de Kálvin Tér de Pest, le 4 novembre 1847. Elle perdit ainsi sa religion initiale, sa nationalité hongroise et sa qualité de Dame de l’ordre de la Croix-étoilée et du Palais.

Certains disaient qu’Auguszta Keglevich était une femme idéale, soutenant son nouveau mari non seulement par amour, mais aussi par convictions politiques. Après le mariage, le caractère de Batthyány s’affermit ; il fut plus déterminé et cohérent dans son activité politique. Ainsi, pour eux deux, la seule voie politique ouverte était-elle l'opposition radicale.

Kázmér Batthyány, le lendemain de son mariage, fonda le parti d’opposition. Dès février 1848, le couple Batthyány-Keglevich entrait en action. Les événements révolutionnaires sourdaient en Europe, prémices du Printemps des Peuples. A Vienne, la révolte éclata le 13 mars 1848. La nouvelle arriva dès le 15 mars à Pest. Les Hongrois étaient déjà sensibilisés aux projets de réforme libérale des Kossuth, Deák, Batthyány ou Széchenyi. En effet, le 3 mars 1848, Kossuth avait exigé, entre autres, un gouvernement parlementaire pour la Hongrie et un gouvernement constitutionnel pour le reste de l'Autriche, devenant ainsi le chef de la révolution européenne. Lajos Batthyány, lointain cousin de Kázmér, forma le premier gouvernement et nomma Kossuth ministre des Finances.

 

Kázmér Batthyány vers 1840

 

 

Avant même la déclaration solennelle de Kossuth, Kázmér Batthyány prit une part active aux événements, tout en assurant localement les fonctions de főispán (préfet) du Comitat de Baranya. Le 17 septembre 1848, Lajos Batthyány le nomma commissaire du gouvernement. Bertalan Szemere, troisième Premier ministre, le nommera quelques mois plus tard, ministre des Affaires étrangères ; il le restera du 8 mai 1849 au 16 juillet 1849. Auguszta Keglevich, fidèle compagne, passant pour une idéaliste un peu naïve, un peu exaltée, l’accompagnera sans faillir. Pour preuve, le lyrisme (teinté de sens pratique) avec lequel elle intervint publiquement :

APPEL AUX DAMES DE BARANYA !

Notre patrie mène un combat acharné pour son indépendance, sa liberté et sa survie ! Heureux les hommes qui combattent, versent leur sang et préfèrent mourir plutôt que de voir notre patrie succomber. La mission, le sort de toute femme patriote est de les encourager, les consoler, les soigner et les couronner. Femmes de Baranya ! Nos braves luttent au-delà de la Dráva contre un ennemi félon pour l’existence de notre nation, pour l’unité et l’indépendance du royaume hongrois, tandis que leurs compagnons d’infortune héroïques font face dans tout le pays, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, aux mercenaires de la camarilla infâme qui s’est alliée à des traîtres poltrons et à des bandes de brigands pour exterminer les Hongrois ! Pour protéger notre patrie assaillie de tous côtés, nos héros ont besoin de nourritures, armes et vêtements que l’Etat peut leur garantir, mais pas en aussi grande quantité que des millions de particuliers peuvent le faire par leur volonté, leur enthousiasme et leur travail bénévole. Aussi, nous autres femmes qui n’avons pas le droit de combattre, faisons ce que nous pouvons ! Nos braves de Baranya manquent principalement de linge de corps : nous avons l’obligation de leur en fournir. Procurons-nous de la toile que nous allons couper et coudre ; accomplissons un bienfait angélique, soyons généreuses envers nos héros. Pour minime que soit le cadeau, il vaudra gloire et bénédiction aux donatrices. Les dons pour la collecte desquels tous les magistrats, prêtres, édiles - et naturellement toutes les femmes enthousiastes de Baranya - sont habilités, doivent être déposés avec le nom des donatrices à Pécs, chez le baron József Majthényi József et le sous-préfet Imre Percei. »

Fait à Eszék, le 12 février 1848

Comtesse Casimir Batthyány, née comtesse Auguszta Keglevich

 

Pendant quelques mois, les Hongrois crurent à la victoire de leurs idéaux, mais les événements prirent une tournure inattendue. Le récit de cette période du 15 mars 1848 au 13 août 1849, soit 1 an, 4 mois et 29 jours, révèle bravoure et lâcheté. Le 6 octobre 1849, jour anniversaire de l’insurrection viennoise d'octobre 1848, l'ancien ministre-président Lajos Batthyány fut exécuté à Pest. 

Après la débâcle militaire de Temesvár, le 9 août 1849, informé de la démission du gouverneur et de la nomination dictatoriale d ’ Artúr Görgey et jugeant la résistance sans espoir, Kázmér Batthyány quitta Arad le 11 août. Il émigra le 24 août en territoire turc par Orşova en Roumanie. Les dirigeants du combat pour la liberté réfugiée en Turquie furent internés à Kütahya en février 1850. Le 1er octobre, il quitta la Turquie pour Paris avec Auguszta. Entre temps, le tribunal militaire impérial l’avait condamné à mort par contumace et le fit exécuter symboliquement le 25 septembre 1851. Kázmér Batthyány mourut le 11 juillet 1854 à Paris, des suites d’une erreur médicale, mais selon le N°22 de Vasárnapi Újság du 30 juillet 1854, il serait mort du choléra. Il fut enterré au cimetière de Montmartre. Ses cendres furent rapatriées à Siklós en 1987. Alors, Auguszta s’exila à Londres.

Plus de 150 ans après, on a naturellement oublié que la fille du comte Auguste Keglevich et de la comtesse Maria-Elisabeth von Waldstein, avait joué un rôle important dans la société de son temps. A Paris, d’abord avec son second mari, Kázmér Batthyány, puis seule à Londres, elle a partagé le pain amer de l'exil. Leurs biens avaient été confisqués. Auguszta, parmi les émigrants hongrois de Londres, dut pour subsister coudre des bâches et des sacs pour la société anglaise d'exportation de laine. Comme salaire de son travail, elle recevait un magnifique ragoût ! Elle avait l’habitude de dire : « Dieu a voulu me conduire jusque-là, parmi mes camarades émigrés, dans un lieu bien différent de mon ancien salon de Pest. »

Son jeune fils Géza Szapáry, engagé dans le mouvement révolutionnaire avec la fougue de son âge, avait quitté l’armée régulière pour celle des Patriotes. Arrêté par les Autrichiens, emprisonné dans la forteresse d’Arad, il fut condamné à mort, puis libéré sous conditions ; il s’engagea comme lieutenant dans l’armée impériale. Il démissionnera en 1858, s’exila à Paris. Il retrouvera sa mère y vivant depuis 1851.

Auguszta Keglevich, comtesse Antal Szapáry, puis comtesse Kázmér Batthyány, mourut à l’âge de 70 ans, le 23 septembre 1879 à Budapest. Elle était veuve depuis 25 ans et avait renoué avec son ex-mari, Antal Szapáry, qui lui survécut quatre ans. Elle fut enterrée à Muraszombath, fief ancestral des Szapáry, actuellement Murska Sobota en Slovénie.

 

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