Un réveillon très rock’n roll

Un réveillon très rock’n roll

Spécial anniversaire : 1989, 20 ans après

 

Dimanche 31 décembre 1989

 

18 :30

Après une douche rapide, Béla sort de la salle de bains et n’est pas long à passer en revue sa garde-robe : ce soir, il s’habillera en noir de la tête aux pieds, signe de ralliement de ce milieu artistique underground dans lequel il évolue comme un poisson dans l’eau. Il astique soigneusement ses chaussures, élégant vestige des années 1950, légères, poitues et «qui glissent aussi bien sur le parquet des villas de Rózsadomb que sur celui des grands appartements du VIe arrondissement».

19 :00

Direction Felszabadulás tér (Place de la Libération, qui devriendra plus tard Ferenciek tere), où il a rendez-vous avec quelques amis dans le bar à lait Ibolya Presszó (qui existe toujours aujourd’hui). Gábor, György, Sanyi et Miklós sont déjà là, discutant de musique d’un ton enjoué et échangeant avec d’autres amais de passage les bons plans de la nuit. C’est leur lieu de rencontre habituel et la perspective d’un Réveillon ne leur ferait changer leurs habitudes pour rien au monde. Après quelques Unicum, Péter fait son entrée, très stylé lui aussi, comme à son habitude. Le temps d’un ou deux verres et les voici repartis dans le froid jusqu’à la Trabant break de Péter dans laquelle s’entassent les six amis.

21 :30

Gábor a entendu parler de plusieurs fêtes, dont une dans le XIIIe arrondissement, Miklós est invité dans le IIe et Péter attendu dans le VIe. Le bouche à oreille fonctionnant à merveille et le principe des fêtes étant d’être ouvertes aux amis des amis, la soirée sera longue… C’est pourquoi ils choisissent de la débuter dans le IIe arrondissement avant de se rapprocher peu à peu du centre ville. La Trabant traverse le pont Margit à vive allure et commence son ascension vers les collines de Buda sans s’arrêter à Moszkva tér, lieu de rencontre d’un autre réseau, moins underground et plus amateur de pop que de rock.

22 :00

Au rez-de-chaussée d’une grande et (jadis) majestueuse villa dominant les collines de Buda, Gyuri, dont les parents sont partis fêter le réveillon en province, ne prend plus la peine d’accueillir ses hôtes. Il se concentre désormais sur la musique et sort, non sans fierté, New York, le dernier album de Lou Reed. S’enchaîneront d’autres albums des Velvet puis d’Iggy Pop. L’ambiance monte d’un cran au son de The Passenger, un vieux tube de 1977 qui fait toujours son effet. Béla aperçoit ses amis dans la cohue du salon devenu champ de bataille à la gloire du rock’n roll. Gábor saute avec frénésie dans tous les sens, Miklós, qui a abandonné sa chemise en chemin, balance ses grands bras en imitant Iggy Pop et Péter chante à tue-tête de sa voix rauque et cassée. La soirée bat son plein, la chanson s’achève, il est 23:15.

Les amis se regardent, il est temps de passer à la suite.

23 :45

Béla pousse la grille du jardin d’une villa de Rózsadomb et esquisse un sourire : «Elle a invités les Clash!». Il se fraye un chemin entre les invités, dont certains semblent déjà passablement éméchés. Julia, la maîtresse de maison, ne maîtrise plus grand chose mais ne s’en préoccupe pas vraiment. Elle danse frénétiquement, un verre vide à la main, alors que les Clash hurlent «cause London is drowning and I, live by the river!». Les tapis ont été roulés dans un coin de la pièce, la bière coule à flot, les visages sont joyeux et comme électrisés alors que commence le décompte des dernières secondes de 1989.

…6…5…4…3…2…1…! «Boldog új évet!». Une nouvelle année commence, porteuse d’espoirs, mais qui s’en soucie à l’heure qu’il est ? On s’embrasse, on crie, on rit sur l’air de Life on mars de David Bowie. Béla aperçoit Péter en grande conversation avec un certain Kaspar, arrivé deux jours plus tôt de Rotterdam et qui semble s’étonner que l’on connaisse à ce point la musique punk et rock à Budapest. D’un commun accord, ils décident de regagner Pest et de faire découvrir un autre visage des nuits budapestoise à ce visiteur venu de loin.

00 :35

La Trabant de Péter traverse de nouveau le pont Margit, direction Andrássy ut. Le FMK (Fiatal Mûveszek Klubja – club des jeunes aristes, remplacé depuis par la galerie Kogart) est en pleine effervescence. Péter explique à Kaspar qu’il s’agit d’un endroit où les jeunes artistes et intellectuels de Budapest – peintres, musicens, architectes, écrivains, cinéastes, etc. – se rencontrent et, ce soir là, fête la nouvelle année avec panache. Béla aperçoit quelques têtes connues: László Rajk (architecte), Soma (aujourd’hui présentatrice TV sous le nom de Soma Mama Geisha et toujours chanteuse de jazz), Tamás Király (styliste). Kaspar croise quelques compatriotes, tout aussi surpris que lui de découvrir que, dans un pays communiste, les jeunes artistes disposent d’une villa sur l’avenue la plus majestueuse de la ville! Miklós, qui ne parle pas un mot d’anglais, fait faire le tour du propriétaire à une jolie hollandaise, dont la chevelure rousse incendiaire semble exercer sur lui une vraie fascination. Elle ne comprend rien à ses explications mais semble beaucoup s’amuser. C’est alors que Európa Kiadó monte sur scène et entame son premier concert de l’année avec la chanson Igazi Hôs, reprise en cœur par la salle en délire.

04 :15

Direction Liszt Ferenc tér. Gábor, épuisé, s’endort dans le coffre de la Trabant, garée sur cette place qui habritera, quelques années plus tard, la plus grande concentration de bars et restaurants de la capitale. Pour l’heure, c’est un vaste parking avec un seul commerce, une librairie technique fermée à cette heure tardive. Les cinq amis se glissent dans un immeuble et gravissent quatre étages jusqu’à un appartement rempli d’une foule joyeuse quoique fatiguée. C’est dans la cuisine que Béla retrouve Tamás, la chemise ouverte, une cigarette a la main, en train d’évoquer son dernier voyage en France et ses flirts avec des “Françaises”. On danse un peu. Quelqu’un a déniché une bouteille de palinka oubliée dans un coin. Les verres s’entrechoquent alors qu’András projette son dernier film sur le mur du salon. Mais il est tard et Péter veut déjà repartir.

05 :50

La Trabant file dans les rues sombres. Péter enfonce une cassette dans l’auto-radio. C’est le moment que choisit Gábor pour se réveiller : «C’est quoi le programme maintenant?» En guise de réponse, les cinq amis reprennent en cœur :

«We'll be The Passenger

We'll ride through the city tonight

See the city's ripped insides

We'll see the bright and hollow sky

We'll see the stars that shine so bright

The sky was made for us tonight…»




Frédérique Lemerre



 

 

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