Un personnage à double facette
Portrait de Tímea Junghaus
La première historienne d’art Rom a gagné le prix Kairos il y a trois ans, après avoir organisé le premier pavillon Rom à la Biennale de Venise. Elle vient de créer une fondation internationale de culture Rom.
Bien que Tímea Junghaus ait été élevée parmi des intellectuels, elle s’est toujours sentie victime de discriminations dans son environnement quotidien, hors du contexte familial. Ses professeurs ne l’ont d’ailleurs jamais encouragée à persévérer dans ses études, au lycée particulièrement, malgré ses résultats scolaires très satisfaisants. Elle se décrit même - avec pas mal d’ironie - comme une "autodidacte". Force est de constater en tout cas qu’elle s’est construite grâce à sa propre motivation. A l’âge de 10 ans, elle a participé à des concours d’analyse d’oeuvres d’art, de même qu’elle s’est intéressée très tôt à la création artistique, poussée par son professeur de dessin. Rigueur et acharnement ont également caractérisé sa vie familiale : sa mère enseignante, qui l’a elévée seule, a toujours insisté sur l’importance d’une bonne éducation. "Ma mère est originaire d’une famille de musiciens Rom, et les bonnes manières, l’intégration, la rigueur étaient des principes fondamentaux pour elle". Timea a grandi dans le VIIIe arrondissement de Budapest, entourée de ses amis Roms. Ces derniers porteurs de traditions, pratiquaient les danses tziganes.
Persévérante, elle fut la première étudiante d’origine Rom à la faculté d’histoire de l’art de l’Université ELTE. Ce département universitaire était pourtant réputé pour être réservé aux élites : la majorité des étudiants sont issus de familles aisées, de milieux professionnels artistiques. Ses premières années d’études furent donc difficiles, mais elle fut inspirée par les tableaux de la peintre Rom Jolán Oláh en 2001 lors d’une exposition sur l’art féminin. Ce fut un élément déclencheur dans sa vie. Elle commença alors des recherches au Parlement Rom, institution représentative de cette minorité ethnique qui dispose d’une collection importante d’oeuvres tziganes. "Je cultive une double facette, je suis une sorte d’intermédiaire entre les millieux intellectuels et les artistes autodidactes des campagnes" – avoue-t-elle.
Reconnaissance de l’art Rom
Elle s’interrogea sur les préjugés souvent appliqués à l’art Rom contemporain : un art "naïf", "primitif" ou "mythique". "Quand j’ai commencé à rédiger mon mémoire à l’Université, la spécialité art Rom contemporain n’existait pas encore" - se souvient Tímea Junghaus. Elle découvrit cependant que la signification de l’art Rom pour les pays d’Europe centrale trouvait leur équivalence dans l’art des colonies, de l’Asie et de l’Afrique pour les pays d’Europe occidentale. Elle contribua ainsi à faire évoluer les mentalités parmi ses professeurs qui refusaient de considérer certains peintres comme des artistes contemporains. Elle sut mettre en avant certains aspects de l’art Rom, notamment sur la valorisation de l’identité Rom, une question d’actualité, alors même que la majorité des experts pensaient que le style de certains artistes autodidactes, comme Tamás Péli ou István Szentandrássy, n’était pas conforme avec les canons esthétiques de l’époque.
Elle décida de rédiger son mémoire sur l’art Rom contemporain, en s’appuyant sur l’expérience de femmes artistes. Elle a en effet prouvé que l’art était un facteur d’émancipation pour les femmes : comme certaines artistes n’ont pas d’autres activités que la peinture et pas d’autres possibilités de s’épanouir, elles sont dès lors plus engagées que les hommes dans leur expression artistique. Tímea illustre d’ailleurs cette affirmation à travers une histoire qu’elle a vécue. Elle avait demandé un jour à la peintre Mara Oláh connue sous le nom de Omara- de préparer des illustrations pour un magazine littéraire. Après une longue période d’attente, l’artiste ne lui avait donné que deux dessins. Tímea avait toutefois réalisé plus tard qu’Omara avait dessiné au total 400 dessins qu’elle ne trouvait pas à la hauteur de la commande. Dans sa chambre, les murs étaient couverts de croquis destinés à ce magazine.
La publication de ses théories sur l’art Rom, sa participation à de nombreux forums et conférences, l’organisation d’expositions sur ce thème, ont permis de divulguer l’idée, notamment auprès de la communauté d’experts, que cet art ethnique avait été longtemps mal interprété. L’exposition intitulée "Holocauste muselé" (Elhallgatott Holokauszt) sur le génocide qui a touché également la population tzigane a rompu la glace dans l’acceptation de l’art Rom en 2004. "C’était la première fois que les artistes Roms pouvaient entrer dans le Mûcsarnok, cette église de l‘art contemporain" – affirme Tímea Junghaus.
La mission qu’elle s’est assignée pour la reconnaissance de l’art Rom contemporain a pris une envergure internationale quand elle a organisé le premier pavillon Rom à la Biennale de Venise quatre ans plus tard. C’est en rédigeant un rapport sur l’efficacité des programmes culturels Roms que l’idée a germé. Elle a trouvé que ces programmes étaient souvent marginalisés et a fait plusieurs propositions pour qu’ils aient plus de visibilité. Une des idées évoquée dans son rapport était la création d’un pavillon Rom lors de ce forum italien de l’art contemporain. L’exposition eut un succès tel que Tímea gagna le prix Kairos de 75 000 euros offert par la fondation allemande Alfred Toepfler (récompensant les performances dans le domaine de la culture). Cet évènement offrit un vrai tournant à sa carrière bien qu’elle souligne modestement que ses plus grandes oeuvres sont ses trois enfants.
Représentation innovatrice
Tímea Junghuas travaille actuellement à l’Académie des Sciences Hongroise comme chercheuse. Sa récompense à la Biennale de Venise lui a permis d’acheter des oeuvres d’art Roms. Elle voulait ouvrir une galerie, mais a finalement créé la Fondation pour la Culture Européenne Rom (ERCF) l’année dernière dont la direction est composée de réprésentants de plusieurs nationalités. L’ERCF a pour objectif d’assurer la divulgation de la culture Rom d’une façon innovatrice : création dans un premier temps d’une base de données sur les institutions culturelles Roms à l’échelle internationale, collaboration prochaine sur le web avec une émission de jeu populaire, Honfoglalás (le «question pour un champion» version hongroise), dans laquelle les joueurs devront répondre à des questions sur l’histoire de cette minorité... La fondation European Center for Minority Issues (ECMI), basée en Allemagne, a audité l’ERCF sur l’absence de représentation culturelle dans la stratégie d’intégration européenne des Roms, actuellement en discussion dans l’UE.
L’ERCF subventionne également la participation d’artistes Roms à des expostions internationales. Lors d’une exposition à la galerie Menü Pont de Mûcsarnok, des artistes Roms ont présenté des oeuvres sur les nouveaux média. Bien que cette exposition ne soit plus accessible, la majorité des projections, comme celle des poupées Barbie défilant dans un uniforme de la Magyar Gárda, réalisé par András Kállai, ou encore le court-métrage touné par László Siroki dans son village natal, peuvent être visualisés sur internet (voir les liens ci-dessous). Pour Tímea Junghaus "internet est un outil qui permet à la nouvelle génération des artistes Roms de toucher un large public" Jusqu’à tout récemment, les moyens techniques constituaient un obstacle significatif pour une grande majorité des artistes tziganes car ils ne possédaient souvent pas de téléphones portables, et certains vivaient dans des villages isolés.
Judit Zeisler
Renseignements sur les projets de l’ERCF (en anglais) :
Projets culturels Roms :
Court-métrages de László Siroki : http://sirokilacika.mindenkilapja.hu
Barbie en marche par András Kállai : http://fika.hu/index.php?mm=11&p=1561
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