Un «Juif allemand» à Paris
La chronique de Dénes Baracs
Échos de la francophonie
Je l’ai revu à l’occasion de l’anniversaire du fameux mouvement étudiant de Mai 1968 sur plusieurs chaînes. Il est toujours superactif, logique dans le cadre de ses opinions (qui changent logiquement avec le temps), il est toujours convaincant.
Il s’agit de Daniel Cohn-Bendit, leader des étudiants du Paris d’antan, tous épris de liberté et en révolte contre le système politique, contre l’autorité et leurs parents. Jeune journaliste, j’ai entendu son nom pour la première fois il y a 40 ans : j’ai écouté sa voix à la radio, du temps des assemblées et des barricades. La nuit tombée, il était possible de capter Paris à Budapest, quelquefois des émissions décrivaient les combats sur les barricades. C’était fascinant et incompréhensible, une révolution en directe.
Vu d’ici, tout cela nous sembla invraisemblable, cet enchaînement d’événements choquants à l’université, dans les rues, dans les théâtres occupés (le fameux Odéon), les manifs, les grèves, toute cette fièvre mystérieuse au cœur d’un pays développé, riche, démocratique. L’embarras des communistes français se reflétait dans notre presse aussi: comment une révolution peut-elle débuter à partir d’une banale question d’organisation de l’enseignement universitaire ? Une révolution moderne conduite non par la classe ouvrière comme les manuels du socia-lisme scientifique le prédisaient, mais par de jeunes étudiants… Et qui est cet Herbert Marcuse, leur idéologue ? Qui est ce Cohn-Bendit aux cheveux roux qu’on voit toujours aux assemblées, cet orateur charismatique qui défie le pouvoir du non moins charismatique général de Gaulle ?
La réponse - conçue comme une accusation par le pouvoir mais perçue par la foule comme une insulte qu’il faut réfuter fut simple: „un Juif allemand”. L’histoire vraie est plus compliquée. Daniel Cohn-Bendit est né en France en 1945 de parents juifs allemands réfugiés en France en 1933 pour fuir le nazisme. Après avoir été apatride en France jusqu’à l’age de 14 ans, il a finalement adopté la nationalité allemande. Il a expliqué dans une émission récente que c’était une décision de circonstance et qu’il a failli alors devenir français. En parfait bilingue, en 1967 il s’inscrit à la faculté de sociologie de Nanterre. Le voici de nouveau en France.
De Budapest, il était difficile de comprendre comment un étudiant „étranger” pouvait diriger un mouvement protestataire français, mais il semble que le pouvoir en place refusait de comprendre également. La faculté de sociologie de Nanterre, fief des contestataires, est éva-cuée le 2 mai, et dès le lendemain Daniel et ses copains occupent la Sorbonne. Son nom devient incontournable, mais le gouvernement saisit l’occasion de son voyage à Berlin le 21 mai pour l’interdire de séjour en France. Daniel y revient malgré tout, cheveux teints et lunettes noires, et participe à un meeting à la Sorbonne. Tout le monde l’acclame et scande: „Nous sommes tous des Juifs allemands !”. Lancé unanimement par les étudiants pour exprimer leur solidarité envers „Danny le rouge”, ce slogan deviendra le souvenir le plus précieux de ce mouvement .
Bien que la polémique sur le sens historique de Mai 1968 continue toujours, ce fut vraiment un grand moment. Le héros controversé de l’histoire, Daniel Cohn-Bendit lui-même s’en émeut encore. „C’est cette manifestation où des centaines de milliers de personnes crient „Nous sommes tous des Juifs allemands”, qu’ils soient noirs, juifs, arabes ou cathos, blancs, jaunes ou gris... Pour moi, ça symbolise cet esprit de solidarité multiracial et «multitout» de l’époque. J’ai un sentiment de reconnaissance. Ça m’a fait pleurer... Vous êtes dans une société où vous avez l’impression d’être seul et tout d’un coup, «je ne suis pas seul». Un sentiment de collectif”, se souvient-il dans une interview récente pour l’AFP.
Comme on le sait, le grand chambardement de Mai 68 a ébranlé le pouvoir, mais le mouvement des étudiants a été contenu et Daniel Cohn-Bendit est resté interdit de séjour en France jusqu’en 1978. Pourtant, le choc a transformé toute la société, d’autant plus que dans d’autres pays européens, comme l’Allemagne ou l’Italie, d’autres mouvements ont suivi donnant naissance aux diverses réformes, mais aussi aux groupuscules terroristes dangereux. Cohn-Bendit se dissocia vite de ces derniers, et en 1986, il révisa sa
perspective révolutionnaire, dans un livre bilan au titre évocateur: Nous l’avons tant aimée, la Révolution.
L’ancien meneur étudiant de Mai 68 s’est reconverti depuis dans la politique, auprès des Verts, d’abord allemands, puis européens. Il est devenu conseiller et adjoint à la mairie de la ville de Francfort, puis député européen qui milite pour une Europe plus démocratique, contre le réchauffement de la planète, pour le changement des mœurs, contre ce qu’il appelle „la perversité de la mondialisation”.
40 ans ont passé, mais Daniel est toujours présent sur notre scène européenne. Et ce qui m’impressionne encore plus, c’est qu’aux élections européennes ce „Juif allemand” a conduit la liste des Verts... français.
Mai 1968 a vraiment changé quelque chose.