Un hymne à l´Amour et à la Liberté
Fidelio au Palais des Arts de Budapest
De son unique opéra, Beethoven disait qu´il lui vaudrait la couronne des martyrs. Effectivement, ce fut une gestation longue et laborieuse. Gestation douloureuse, que l´on en juge : trois versions successives, quatre ouvertures, sans compter les innombrables remaniements (le quatuor du 1er acte 13 fois revu, le grand air de Léonore 14 fois).
Inspiré d´un fait divers réel (1), le sujet, exhaltant la force de l´amour conjugal, avait déjà été traité par trois compositeurs : Gaveaux, Mayr et Paër. On sait que Beethoven avait assisté à l’opéra de Paër que, paraît-il - … du moins à en croire Paër… - il aurait apprécié (2).
Un sujet taillé sur mesure, sachant l´engagement de Beethoven contre la tyrannie, mais aussi son attachement aux valeurs morales (3). Peut-être est-il bon d´en rappeler en deux mots l´intrigue. La scène se déroule en Espagne au XVIème siècle. Florestan, en lutte contre la tyrannie, a été jeté en prison par Pizarro, son ennemi juré, ce à l´insu du ministre. Déguisée en homme sous le nom de Fidelio, son épouse, Léonore, s´introduit dans la prison où, armée d´un pistolet, elle réussit au dernier moment à déjouer le projet de Pizzaro qui voulait éliminer Florestan avant l´arrivée du ministre. Dénouement : alors que Pizarro sera banni, le ministre bénit le couple de nouveau uni. Une action qui s´inscrit dans un mouvement très en vogue à l´époque, celui des pièces dites „à sauvetage” (telles les fameuses „Deux journées” de Cherubini, qui suscitèrent l´admiration de Beethoven).
Le livret initial était du Français Jean-Nicolas Bouilly, traduit et remanié pour la circonstance par Josef Sonnleithner. Non exempt de faiblesses. Par exemple, pourquoi compliquer (et un peu ridiculiser) l´action en rendant la fille du brave geôlier Rocco, Marzelline, amoureuse de Fidelio qu´elle croit être un homme ? Et, pour corser le tout, une Marzelline dont un aide de Rocco, Jaquino, est lui-même épris, partant jaloux de Fidelio. A dormir debout ! Bien que cet épisode médiocre nous vaille au plan musical des passages particulièrement réussis (tel le quatuor du premier acte Marzelline-Léonore-Rocco-Jaquino).
La première, donnée en novembre 1805 sous le titre „Léonore” devant une salle à moitié vide, fut un four (4). La suite ne fut guère plus heureuse (représentation donnée devant un parterre d´officiers français !). Par ailleurs non satisfait de l´orchestre, Beethoven fit interrompre les représentations et retira son opéra de l´affiche. A partir de là, tous les remaniements que l´on sait pour voir reparaître Fidelio sous sa forme actuelle en 1814. Donné cette fois avec un réel succès. Dès lors, l´œuvre fut rapidement reprise sur les grandes scènes (1816 au Théâtre de Pesth, 1829 pour la création parisienne,). Et ce sans interruption jusqu´à nos jours.
Bien que figurant régulièrement à l´affiche, l’œuvre de Beethoven n´est pas exempte de reproches, souvent durs et injustes. D´aucuns la traitant avec un certain mépris condescendant. Et pourtant, Fidelio regorge de pages réellement inspirées. Tels, outre le quatuor du premier acte déjà évoqué, les grands airs de Léonore et Florestan, le long et poignant mélodrame du second acte (lorsque Léonore retrouve au fond de la prison son mari qu´elle va sauver en menaçant Pizzaro) et surtout le merveilleux final qui annonce celui de la IXème.
Mais, il est vrai, avec quelques faiblesses. Tel cet air burlesque où Rocco vante les bienfaits d´une bourse bien remplie („Hat man nicht auch Gold beineben...”). Genre qui sied mal à Beethoven. A noter encore des difficultés qui constituent un réel défi pour les chanteurs. Tel l´air qui introduit le second acte, où, du fond de sa geôle à mille pieds sous terre, Florestan, épuisé et à bout de forces, lance un long cri de désespoir avant de s´évanouir. Plainte qui doit être rendue comme un véritable cri, mais en même temps un cri étouffé.
Par rapport à la partition, l´opéra de Beethoven allait se voir apporter une légère modification, ou plutôt un ajout. Pour ne pas vouer à l´oubli la si belle ouverture initiale „Léonore III”, celle-ci est généralement introduite dans l´opéra comme interlude précédant le final. Une initiative heureuse que nous devons à Gustav Mahler. Critiqué au départ par les puristes et abandonné dans un premier temps, cet usage allait être repris par la suite, notamment par Wilhelm Furtwängler, Bruno Walter et Leonard Bernstein.
La représentation qui nous en fut donnée ce soir dans l´auditorium du Palais des Arts était une version de concert, moyennant une légère mise en scène. La plupart des dialogues ayant été coupés. Interprétée par les membres de l’orchestre Dohnányi (Budafok), accompagnés des chœurs de l’Académie de Budapest, du chœur d´hommes de l’Opéra et du chœur mixte Cantemus, le tout placé sous la direction de Gábor Hellerung. Avec en solistes Tünde Szabóki dans le rôle-titre, le ténor autrichien Eugene Amesmann en Florestan, Orsolya Sáfár en Marzelline, János Szerekován en Jaquino, James Moellenhoff en Rocco et Krisztián Cser pour incarner l´affreux vilain Pizarro. Un orchestre et un chef que nous n´avions jamais entendus auparavant. Même remarque pour la plupart des chanteurs, mis à part les deux femmes (Tünde Szabóki, Orsolya Sáfár) et Krisztián Cser. Nous étions donc curieux de les découvrir ici.
Un mot sur la mise-en-scène, tout d´abord. Contrairement à ce que laissait supposer l´annonce, nous eûmes droit à une véritable mise en scène avec costumes, accessoires et, en toile de fond, de grands panneaux verticaux sur lesquels étaient projetées images et vidéos. Due à une certaine Sylvie Gábor dont les trouvailles ne nous semblèrent pas toujours des plus heureuses. A commencer par ces immenses panneaux sur lesquels défilaient constamment ces images et vidéos. A notre sens superflu, nous empêchant de nous concentrer sur le jeu des acteurs. De plus avec des idées parfois surprenantes, comme celle d´y afficher un compteur donnant à rebours le temps restant jusqu´à la fin de la représentation (probablement pour exprimer l´attente du dénouement qui célébrera le bonheur et la liberté retrouvés). Pour en revenir à ces projections, Sylvie Gábor s´en est expliquée : voulant par-là compenser l´absence des dialogues et traduire la pensée et l´état d´âme des intervenants. Autre choix contestable : pourquoi, dans le final du premier acte, avoir relégué chœur et chanteuses dans les coulisses pour ne laisser sur scène que les deux personnages de Rocco et Pizarro ? Ce qui coupe les effets voulus par le compositeur et son librettiste. Enfin, pourquoi nous imposer à deux reprises ces danseurs dans une chorégraphie au demeurant contestable ? Si certes, nombre d´opéras gagnent à être agrémentés de danses, tel n´est pas le cas de Fidelio et il est permis de douter que Beethoven eût apprécié. Une heureuse trouvaille, par contre : avoir placé l´ouverture Léonore III non en interlude avant le final, mais en prélude pour ouvrir le second acte. Malheureusement accompagnée sur scène par les contorsions saccadées d´un danseur sans rapport avec la musique. Pour compléter la panoplie : tandis qu´est jouée l´ouverture et qu´est mimée l´arrestation de Florestan, celui-ci est présenté – allez savoir pourquoi – en peintre devant son chevalet. A priori rien de franchement héroïque… Le pauvre Beethoven a dû faire des bonds dans sa tombe...
Dernière, mais légère réserve, enfin : la suppression des dialogues. Solution qui nous avait paru a priori plutôt bienvenue, mais qui s´avéra en définitive laisser une légère impression de décousu, passant sans transition d´une scène à l´autre. Il est vrai que seuls deux des chanteurs pratiquent la langue allemande (T. Szabóki, E.Amesmann), ce qui nous aura probablement épargné une mauvaise diction de la part des autres.
Face à cela, de bons chanteurs dans l´ensemble. A une exception près : Florestan incarné par un ténor, l´Autrichien Eugene Amesmann, à la voix de fausset éraillée, franchement désagréable, de plus faible et par moments à peine audible (davantage spécialisé dans le répertoire de l´opérette, nous dit-on...) Pour le reste, une bonne prestation dans l´ensemble où la palme revient sans conteste à la basse américaine James Moellenhoff dans le personnage de Rocco, qui dominait le lot par sa voix et sa présence sur scène. Également excellent, le Hongrois Krisztián Cser dans le rôle de Pizarro, non seulement bon chanteur, mais remarquable acteur. Quant à Léonore, incarnée par Tünde Szabóki, excellente, voire irréprochable au strict niveau du chant, mais n´arrivant pas vraiment à nous toucher, Un bon point pour Jaquino (János Szerekován) et surtout pour une Marzelline adorable, chantée et interprétée par une Orsolya Sáfár naïve et ingénue à souhait. Seule légère réserve : une voix par moments couverte par l´orchestre.
Un orchestre qui aura correctement joué sa partition, mais manquant de chaleur, sans ce souffle, sans cet élan que nous étions en droit d´en attendre. De plus avec des cuivres par moments peu assurés.
Pour résumer : une interprétation correcte (mis à part un Florestan vocalement décevant), mais sans nous avoir réellement émus, manquant de relief et desservie par une mise-en-scène par moments hors de propos. Notre impression au sortir de la salle : non pas vraiment une déception, mais un sentiment mitigé. Ce qui, pour une œuvre aussi forte, n´est pas forcément le meilleur des éloges… Mais aucun regret, non plus, ne serait-ce que pour cette occasion qui nous a été offerte de revoir et réentendre une œuvre qui nous est chère et trop peu souvent jouée.
Pierre Waline
(1): sous la terreur revolutionnaire : une femme s'était engagée travestie comme geôlier pour libérer son mari de la prison de Tours.
(2): Le musicologue Hans Schmidt ne voyant toutefois aucune parenté entre les deux œuvres au plan musical. Mais croyant par contre déceler plusieurs similitudes avec l´œuvre de Gaveaux.
(3): au point que Beethoven (à tort) reprocha à Mozart le côté libertaire de son opéra Don Juan.
(4): devant l´avance des troupes françaises aux portes de Vienne, une grande partie de l´aristocratie avait déserté la ville. Au titre initial de Léonore fut rapidement substitué celui de Fidelio, afin d´éviter toute confusion avec l´opéra de Paër („Léonore ou l´amour conjugal”). Joué dans cette première version. Il est toutefois aujourd´hui repris sous ce nom pour le distinguer de la version définitive.
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