Un autre monde possible?

Un autre monde possible?

Rencontre avec Dominique Plihon

 

Profiterons-nous de la crise économique pour repenser l’économie sociale ? Tel est le titre du 1er volet du cycle de conférences « De la crise financière à la crise économique, les enjeux d’un nouveau mode de régulation » organisé par l'Institut français. Dominique Plihon, Professeur à l’université Paris XIII et directeur scientifique d’Attac, est l’un des premiers invités à exposer ses vues sur ces questions, le mercredi 25 février à 18h. Dominique Plihon a répondu à quelques unes de nos questions, en amont de ce débat essentiel par les temps qui courent.

 

 

JFB : "Il n'y aura pas une seule voix altermondialiste nous donnant un nouveau modèle idéal de société. La crise actuelle nous fait voir plus clairement l'absurdité de certains mécanismes pervers du capitalisme. Mais l'autre monde auquel nous croyons se construira dans la diversité", a expliqué le Brésilien Chico Whitaker, l’un des fondateurs du Forum Social. Que pensez-vous de ce propos? Et selon vous, à quelle échelle pourrait-on mettre en oeuvre ces alternatives au modèle économique mondialisé?

Dominique Plihon: La logique actuelle de la mondialisation est d’imposer un seul modèle de développement. Or la crise actuelle montre que ce mode de développement est non soutenable sur les plans financier, économique, social et écologique. Il est donc nécessaire de rompre avec la logique du système actuel fondé sur la domination des pays les plus avancés et sur le laisser-faire en matière commercial et financier. Chaque pays, ou chaque région doit pouvoir choisir démocratiquement son système économique et social. Les échanges doivent être organisés et maîtrisés. Ainsi sera respectée la diversité des cultures et des peuples qui constitue la véritable richesse de l’humanité.

 JFB : Chico Whitaker a par ailleurs rappelé la nécessité d’une régulation plus stricte des marchés et le contrôle des paradis fiscaux, qui sont des idées portées depuis longtemps par les altermondialistes, ATTAC en particulier. Mais comment envisageriez-vous concrètement la mise en place de ces régulations et, surtout, par qui?

D.P. : La finance doit être au service de l’humanité, et non l’inverse. Les Attac d’Europe ont proposé un ensemble de mesures détaillées pour encadrer les marchés financiers et «mettre fin à l’économie de casino» (note : voir le site d’Attac France, le lien est indiqué dans la note que j’ai envoyée à T. Rocca). Concernant les marchés, il faut encadrer l’ensemble des marchés financiers par des autorités de tutelle, ce qui veut dire notamment remettre en cause les marchés de gré à gré (OTC) sur lesquels s’effectuent aujourd’hui la plupart des transactions spéculatives. La fin des paradis fiscaux par lesquels passent plus de 50 % des flux financiers internationaux ne pose pas de problèmes techniques, c’est d’abord un choix politique que les pays de l’Union européenne pourraient appliquer chez eux. Deux types de mesures doivent être mises en œuvre : assurer un contrôle public des chambres de compensation, telles que Clearstream au Luxembourg, ce qui permettrait de contrôler les flux vers les paradis fiscaux ; remettre en cause le secret bancaire et la liberté totale de transfert des capitaux.

 JFB : Vous avez co-signé un article (Le Monde, 17 septembre 2008) où vous écrivez que “l’échec des négociations de l’OMC est l’aboutissement de l’incapacité de cette instance, dont le seul critère est la concurrence exacerbée, à réguler sur une base coopérative les rapports entre les Etats”. La gouvernance économique mondiale étant “incapable” et rudimentaire, c’est donc la gouvernance politique qui va reprendre le relais. La question est de savoir comment les systèmes politiques vont digérer la crise…?

D.P. : La crise actuelle a une dimension géopolitique essentielle. Les rapports de force internationaux se transforment avec la montée en puissance de grands pays émergents (les fameux BRIC), et l’affaiblissement relatif des pays de la Triade (Etats-Unis, Europe et Japon) les plus touchés par la crise actuelle. Une nouvelle forme de gouvernance mondiale s’impose pour organiser les relations internationales sur de nouvelles bases. Car la plupart des organisations internationales (ONU, FMI, Banque Mondiale) ont été créées au lendemain de la seconde guerre mondiale et ne reflètent plus la réalité actuelle. La crise va donc amener de nouvelles formes de gouvernance. Mais il n’est pas sûr que ces transformations aillent dans le sens de la paix, en l’absence d’une volonté et d’une capacité politique des Etats. Les lendemains de la grande crise de 1929 sont riches d’enseignements, parfois inquiétants, à ce sujet …

 JFB : Si les gouvernements européens parlent de concertation, ils font le contraire et l’on assiste à une résurgence des réflexes de souveraineté et de sécurité nationale (protectionnisme, nationalisme…).

Comment analysez-vous ce réflexe? Et comment serait-il concrètement possible de le contrecarrer?

D.P. : L’Union Européenne est inexistante face à la crise actuelle. C’est la preuve que la construction européenne s’est faite récemment (depuis l’Acte Unique) sur des bases inadaptées et dangereuses : la priorité étant donnée à la régulation par le marché, au détriment des politiques publiques européennes. L’UE va payer très cher avec cette crise l’absence actuelle de gouvernance économique et politique. Pour renverser les choses, il faudrait commencer par abandonner le projet de Traité de Lisbonne qui se situe dans une logique néolibérale responsable de la crise actuelle. Ensuite, il faut que les pays européens qui le souhaitent développent des coopérations renforcées (du type de l’Union monétaire) pour renforcer leurs politiques communes (dans le domaine social, écologique, de la fiscalité notamment) et créer ainsi une nouvelle dynamique européenne.

 JFB : La mondialisation est un processus autonome qui dépasse la question du capitalisme. Or si le système américain dépend de la croissance de la Chine, de la stabilité politique de la Chine dépend donc la nôtre. Quelles sont vos prospectives à ce sujet?

D.P. : On ne peut dissocier capitalisme et mondialisation, en particulier si l‘on veut comprendre la crise actuelle. La mondialisation dans sa forme actuelle est directement liée à la logique du capitalisme sous l’emprise de la finance internationale. La Chine connaît un capitalisme d’Etat, tandis que les pays de la Triade sont un capitalisme de marché. La première forme de capitalisme résiste mieux face à la crise, mais la logique qui unit ces différents pays est la même : c’est celle de la mondialisation néolibérale fondée sur une concurrence exacerbée des pays, de leurs systèmes économiques, sociaux et politiques. Cette logique est mortifère, elle crée des perdants, renforce les inégalités, détruit la planète. Il est donc nécessaire de réorienter les économies vers un développement plus autocentré (ce que la Chine a commencé à faire), et fonder les relations internationales sur la coopération plutôt que la concurrence, ce qui amènerait une mondialisation où tous les pays pourraient être gagnants.

 JFB : Vous allez très bientôt vous rendre en Hongrie dans le cadre d’une conférence organisée par l’Institut français. Outre le contexte économique particulièrement difficile et le crédit de 20 milliards d’euros que le FMI, l’UE et la Banque Mondiale ont accordé à la Hongrie, vous n’êtes pas sans savoir que la société civile hongroise est très peu mobilisée et que la vie associative et militante pèse très peu dans le débat public. Comment adapterez-vous votre discours à ce contexte, économique mais aussi culturel, spécifique?

D.P. : L’une des fonctions de l’Union Européenne devrait être de créer des liens de solidarité renforcés entre les pays membres, en particulier envers les nouveaux membres et les pays les plus touchés par la crise. C’est pourquoi il est nécessaire de réformer le fonctionnement actuel des institutions européennes. Par exemple, accroître la taille du budget communautaire ridiculement faible, et développer les transferts de ressources vers les pays en rattrapage et en difficulté. La crise qui frappe la Hongrie va engendrer des tensions sociales de plus en plus fortes. Je pense que la société civile et le mouvement social auront un rôle croissant à jouer entre les populations sinistrées et les décideurs publics et privés. Les propositions altermondialistes ne sont pas assez connues aujourd’hui, mais je pense qu’avec la crise leur influence va grandir. Attac est l’une des seules organisations à avoir montré depuis sa création en 1998 que le système actuel est non soutenable et conduit à la crise, et à avoir fait des propositions dont certaines commencent à être écoutées. Par exemple sur le nécessaire retour des politiques publiques, et sur la nécessité de construire une autre Europe fondée sur la solidarité.

Frédérique Lemerre

 

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