« Tristement magyar »

« Tristement magyar »

A tous les passionnés de voyage, d’histoire et de littérature hongroises, voici à n’en pas douter un ouvrage sur lequel il est obligatoire de trébucher.

 

 

C’est à un enrichissant voyage auquel nous invite Claudio Magris dans son roman-fleuve Danube : une lente et scrupuleuse descente du puissant fleuve, de sa source discutée en Forêt Noire jusqu’à son contact avec la Mer noire. Surtout, l’ouvrage constitue un outil de référence pour connaître la littérature, l’histoire, petite et grande, les traditions ou  la culture de la Hongrie, que l’auteur développe dans son chapitre intitulé « Pannonie ». Ce chapitre est amorcé par l’insoluble question qui plane sur le pays des Magyars depuis sa fondation : celle de sa définition géographique et historique. « Le jaune des tournesols et du maïs [qui] se répand sur les champs […] qu’on retrouve dans l’ocre orangé des palais et des maisons » veut-il dire qu’en entrant en Hongrie nous sommes aux portes de l’Asie ? Ce tiraillement entre Orient et Occident s’exprime avec une grande résonnance dans la poésie d’Endre Ady, le poète hongrois du 20e  siècle par excellence, mais aussi dans la phrase du leader social-démocrate hongrois Garbai en 1919 : « L’Occident nous a repoussés, nous nous tournons vers l’Occident » disait-il à propos de l’éphémère République des Conseils. Aussi, le romancier Zsigmond Kemény avait-il parfaitement cerné la sombre angoisse de cette charge séculaire qui pèse sur les Magyars en affirmant que « la fonction de la Hongrie était de défendre la plurinationalité de l’empire des Habsbourg, en maintenant l’opposition entre germanisme et slavisme et en empêchant toute prédominance de l’un sur l’autre ». Magris prend ce dernier parti, en se refusant de voir en Sopron la porte d’entrée du monde oriental, bien que certains célèbrent le souvenir des steppes de l’Asie , des Huns, des Pétchnègues, ou du Croissant, qui, à n’en pas douter, marque le paysage magyar d’une empreinte particulière.

En infatigable promoteur de la Mitteleuropa, l’auteur confère peut-être à la Hongrie le caractère de nation de « l’entre », choix si cher aux gens du voyage.  Le paradoxe d’une terre où sont se sont mêlés les Huns et les Avars, les Slaves et les Magyars, les Tartares et les Cumans, les Iazyges et les Petchenègues, les Turcs et les Allemands, sur laquelle s’est manifestée une passion nationale, avec une fureur héroïque et féroce, est pour Magris la matrice de tout nationalisme. L’obsession de la pureté ethnique serait alors contredite par la pluriethnicité de certains héros hongrois. L’auteur rappelle les origines croates de János Pannonius, humaniste et poète du 15e  siècle, ou encore celle de la famille aristocratique des Zriny, de Petöfi. Mieux, le comte Szécheny, patriote sans concession et tenant d’une conception culturelle de la nation, n’a appris le magyar qu’à l’âge de trente-quatre ans. Ultime argument pour montrer la curieuse passion nationale sur une terre de métissage : contre les Habsbourg, la tulipe qu’arboraient fièrement les partisans de Kossuth, n’est rien d’autre que la fleur portée par les envahisseurs ottomans et célébrée dans leur poésie comme l’emblème de la civilisation turque. Pour aller plus loin, Magris fait appel à Miroslav Krleza, dont le drame Les Messieurs Glembaj dépeint un obscur tableau de la fin de l’empire austro-hongrois. Bien plus qu’une curiosité, la pluriethnicité de la Pannonie se doit d’être maîtrisée par un régime pluriséculaire, comme l’empire austro-hongrois. La plume de Krleza est d’une violence inouïe, mais elle n’en demeure pas pour autant inutile pour comprendre le lien entre le démantèlement de la plurisécularité, avec tout son cortège de  sentiments maladifs et irrationnels, et la voie ouverte au cancer totalitaire dans l’Europe des années 30.

Le dilemme s’imposant aux magyars les amène à adopter une attitude hautement mélancolique face à la définition de leur identité, bien que Mor Jokai érige le sentiment national en fierté et appelle les Hongrois, dans roman Charme magyar, à être et à devenir d’ardents patriotes. Magris s’empresse de  rappeler que l’immense majorité de la grande littérature hongroise ne croit pas en la splendeur de la Hongrie et à son histoire héroïque. Endre Ady est à ce titre le plus évocateur : la terre hongroise est sombre, elle est un grand lac qui empeste la mort ; ce qui le rend, selon ses célèbres mots, « tristement magyar » au milieu de ses compatriotes, ces « bouffons du monde ». Attila Jozsef, lui aussi, a planté sa plume dans cette blessure provoquée par l’isolement et le désespoir des Hongrois en les décrivant comme « assis au bord de l’univers ». L’écrivain populiste Làszlo Németh qualifie la littérature hongroise « d’agonie permanente ». Sans doute est-ce dû à cet état de fait qui  hante la Hongrie de la bataille de Mohács à l’insurrection de 1956 : la défaite, ou la désillusion. Doit-on pour autant voir en la Hongrie l’éternel vaincu de sa région ? Ou contraire considérer les dominations qu’ont exercé les Hongrois sur les Roumains et les Slaves comme un prétexte à la réhabilitation partielle de l’optimiste Mor Jokai ? Optimisme qui d’ailleurs n’est pas total, puisque dans son roman L’homme en or, Jokai manifeste une certaine forme de tristesse et de mélancolie.

Avec une précision et une finesse sans fin, Claudio Magris nous propose un voyage culturel de très haute qualité, au cours duquel on croisera encore des considérations sur certains dirigeants hongrois, sur l’architecture de Budapest, un portrait physique et intellectuel de l’illustre penseur György Lukàcs, ou encore une plongée intime dans plusieurs villes hongroises, telles que Sopron, Vác ou encore Esztergom. Un fabuleux guide touristique, un hommage à la littérature hongroise, un grand livre d’histoire, un récit haletant. Les qualificatifs manquent pour cette œuvre de Magris que l’on doit placer parmi les ouvrages de référence sur la Mitteleuropa.

Claudio Magris, né à Trieste en 1939, est un écrivain, journaliste, germaniste et universitaire italien, héritier de la tradition culturelle de la Mitteleuropa, qu’il a contribué à préciser. 

Yann Caspar

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