Thomas Schreiber n'est plus
Journaliste au Monde et à l’Express, éditorialiste à RFI, collaborateur à la Documentation française, chroniqueur de notre journal et de l’Hebdo 168 óra, également bien connu des téléspectateurs de TV5 Monde pour ses apparitions dans l’émission „Kiosque”, Thomas Schreiber vient de nous quitter. Lui qui venait encore récemment de se rendre à Budapest pour une intervention à l’Institut Français de Budapest pour parler de François Fejtő et où nous l’avions trouvé en bonne forme toujours aussi avenant et souriant.
Celles et ceux qui l’ont connu restent frappés par cette douceur, cette affabilité et surtout, cette immense modestie qui émanaient de sa personne. Son sourire va cruellement nous manquer.
Entre autres ouvrages, Thomas Schreiber publia ses souvenirs sous le titre „J’ai choisi la France”. (*).
En son hommage nous republions la chronique de Dénes Baracs où il parle de Thomas Schreiber et nous retrace les différentes phases d’une vie incroyablement riche et passionnante.
Pierre Waline
(*) éditions France Empire, 2010
Le retour de Thomas Schreiber
La chronique de Dénes Baracs
Il est parti de Budapest sur l’Arlberg Express, un de ces trains légendaires reliant l’Occident et l’Orient, et il est arrivé à Paris par l’express du même nom. Rien de plus naturel. Si ce n’est qu’il est descendu de son wagon à Mosonmagyaróvár d’où il a continué sa route à bord d’un bus. Puis, à l’aide d’un passeur, il a franchi la frontière autrichienne en secret, à pied et en pleine nuit. Il a ensuite gagné la France l’année suivante, de nouveau illégalement, depuis la Suisse, pour se procurer, une fois sur le territoire français, un autre billet pour Paris, sur un autre train de l’Arlberg Express. C’était en 1948-1949, et le rêve de Tamás Schreiber, ce jeune homme de 20 ans, était simple: devenir un journaliste américain.
60 ans (et quelques mois) plus tard M. Thomas Schreiber, devenu l’un des meilleurs journalistes français, spécialiste de la diplomatie internationale et des affaires Est- européennes, a publié ses mémoires – parues en hongrois sous un titre un peu insolite : Életmorzsák. Ce qui peut signifier quelque chose comme "Miettes de vie" même s’il nous assure qu’il ne s’agit ni d’une autobiographie, ni d’un roman de famille. Ce journaliste curieux nous présente les morceaux choisis de son propre passé et présent. Témoignage fascinant pour le collègue que je suis ("et néanmoins ami", ajoute-t-il pour m’honnorer avec son ironie habituelle), mais aussi pour quiconque manifeste de l’intérêt pour l’histoire de notre temps.
Sans être une saga familiale, nous pouvons tout de même y suivre le destin d’une famille hongroise "bourgeoise", constamment déchirée par l’histoire et les régimes totalitaires successifs qui ont pris possession de ce coin de l’Europe durant le siècle précédent. Son père, appelé au service militaire auxiliaire, par lequel furent discriminés, avant même les déportations, les juifs hongrois durant la Deuxième Guerre mondiale, a disparu sur le front de l’Est. Sa mère, chrétienne, devait elle aussi se cacher et se munir de faux documents pour survivre avec son fils. Après la guerre, avec l’écrasement du rêve démocratique, cette femme courageuse a "donné le feu vert" à la décision de son fils de quitter illégalement le pays que le rideau de fer séparait toujours plus hermétiquement du "monde libre".
Ce n’est pas non plus un livre d’histoire, mais tout comme l’histoire, une vie se réalise à travers d’innombrables coups imprévus. A Paris, Tamás doit attendre si longtemps son visa américain qu’il tombe finalement amoureux de cette ville et, un peu plus tard, d’une Parisienne, puis d’une seconde, qui devient sa femme durant 50 ans. Il poursuit des études à Science-Po et devient citoyen français puis journaliste: en cette qualité, il prend le risque, en été 1956, de retourner en Hongrie où "quelque chose bouge". A temps: en 14 jours il rencontre de nombreuses personnes qui seront, quelques semaines plus tard, les protagonistes-clé de l’insurrection-révolution hongroise. Un épisode qui me touche: un de mes maîtres en journalisme, Dénes Polgár – qui s’est récemment éteint à l’âge vénérable de 96 ans – lui avait demandé, durant son séjour, d’écrire un article sur les impressions recueillies dans son pays natal – dans le Szabad Nép! C’était sans précédent: un journaliste "bourgeois" dans le journal du parti – et pas un mot de ses propos ne fût changé.
De retour à Paris, le récit du jeune journaliste fit sensation dans l’Express, puis dans Le Monde – d’autant plus que son analyse se révéla, hélas, correcte. Thomas Schreiber – c’est dans Le Monde qu’il a commencé à signer ses articles ainsi – avait prévu une explosion beaucoup plus grave que celle qui se produisit en Pologne quelques mois plus tôt au cas ou Moscou voudrait barrer la route à la démocratisation hongroise. Les "miettes" de la révolution nous serrent le coeur aujourd’hui encore. Conséquence familiale: sa mère quitte la Hongrie elle aussi après l’intervention soviétique, mais la famille reste divisée puisqu’elle émigre aux États-Unis.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là: devenu un expert de cette région de l’Europe dans les médias français, collaborateur et rédacteur à Radio France et plus tard à RFI ainsi que dans de nombreuses publications de la presse écrite, le chroniqueur a suivi l’évolution du continent et du monde, a fait maintes interviews avec ses principaux protagonistes, a écrit des milliers d’articles et a publié plusieurs livres dont certains ont eu pour sujet la révolution et la transformation ultérieure de la Hongrie. Mais quelle satisfaction: il a pu inclure dans son nouvel ouvrage la revanche de l’histoire, le changement de régime à Budapest et plus largement dans les pays de l’ex glacis soviétique. Changement dont certains aspects ultérieurs l’inquiètent de plus en plus, surtout le retour des extrémistes de tout poil, la profonde division du pays et l’intolérance qui se généralise.
A la fin de ce livre captivant, l’auteur cherche à répondre à la question: qu’est devenu de ce garçon de Budapest qui vit depuis 1949 en France et dont la mère repose aux États-Unis et le père quelque part en Russie? Français d’origine hongroise? Cette catégorie n’existe pas en France où nationalité et citoyenneté sont les deux faces d’une même médaille. Double citoyen? Ce n’est pas une solution à ses yeux. Il s’est plutôt forgé une expression dans laquelle il se reconnaît: Français de naissance hongroise.
Il nous confie aussi que, depuis au moins 20 ans, il rêve en français même s’il continue à compter en hongrois. Il doit donc sourire en lisant comment je tente de traduire en français ce qu’il a dû formuler d’abord dans la langue de Molière avant de l’adapter à sa langue maternelle. Langue qu’il parle d’ailleurs comme s’il n’avait jamais quitté Budapest. Mais quelle importance? Avec son nouveau livre il est de retour, même si après la séance de dédicace qui a eu lieu place Vörösmarty, il a dû reprendre l’avion pour Paris, évidemment.
Maintenant il ne nous reste autre chose qu’attendre la version française de cet excellent ouvrage pour en profiter. L’auteur nous le promet dans son livre – le premier qu’il a écrit en hongrois.
JFB 12.06.2009
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