Sándor Erdei et le combat de la caricature hongroise
Le centenaire du caricaturiste hongrois Sándor Erdei fut célébré à la Maison de la Presse autour d’une exposition de son œuvre. Cet événement est l’occasion de se pencher sur la situation de la caricature dans le pays, sa présence, son impact et sa liberté.
Lire entre les lignes
Le talent de dessinateur de Sándor Erdei se révèle très tôt. Né en 1917, il réalise ses premières caricatures à l’âge de 15 ans et gagne de l’argent en vendant ses créations dans son village. Son éducation artistique commence aux Beaux-Arts de Belgrade, où il est l’élève d’un des plus grands peintres de la Yougoslavie, Petar Dobrović, de 1937 à 1940. Puis ce sera les Beaux-Arts de Budapest en 1941, sous la tutelle du peintre István Boldizsár, où il consolidera sa technique. Sa carrière est lancée à la fin des années quarante, lorsque le journal Grimasz publie ses premières caricatures. Il travaille ensuite pour le quotidien Szabad Nép, puis pour l’hebdomadaire littéraire et culturel Élet és Irodalom.
Mais ce sera avec le journal Ludas Matyi qu’Erdei se révèlera : pendant 18 ans, de 1960 à 1978, il publie dans l’hebdomadaire des caricatures humoristiques et satiriques sur la situation politique internationale et la société hongroise de l’époque. Mais cela dans un pays dominé par l’Union Soviétique et régi par les règles du Parti communiste suite à la répression de l’insurrection antistalinienne de 1956. Lancé en 1945 et parti avec un tirage de 200 000 exemplaires, Ludas Matyi est à cette époque un hebdo très populaire. Devant servir le régime en place, la satire se limite alors à celle des autres médias mais surtout des Etats-Unis. C’est donc entre les lignes que les hongrois lisent les caricatures d’Erdei.
Derrière le caricaturiste, l’âme d’un peintre
Comme l’historien d’art Balázs Feledy nous le rappelle, il n’y a pas de chemin déterminé pour devenir caricaturiste. Erdei, lui, est passé par la peinture. Cherchant à représenter une harmonie parfaite de la nature sur ses paysages et natures mortes, il fait l’éloge de la beauté de l’être humain au travers de ses portraits et de ses nus. Son amour pour l’esthétisme se ressent jusque dans ses caricatures, où son humour se montre plus raffiné que grotesque. Sur ses dessins pour Ludas Matyi, l’humanisme l’emportera toujours sur la politique.
C’est finalement cette passion pour la peinture qui lui permettra d’acquérir une très bonne maitrise technique pour devenir un caricaturiste atypique et appliqué. L’exposition de quarante de ses toiles en 1959 à Budapest concrétise la carrière de l’artiste et révèle ainsi l’unicité d’Erdei : parti des Beaux-Arts, devenu caricaturiste, il continue à peindre. Une dichotomie rare que la Maison de la presse a choisi de représenter au travers d’un face-à-face entre caricatures et peintures. Et que ce soient des huiles sur toile, des aquarelles ou des dessins à l’encre de chine, Sándor Erdei peindra tous les jours, n’abandonnant jamais la peinture au profit de la caricature. Et ce jusqu’à sa mort, en 2002, à l’âge de 85 ans.
Aujourd’hui, tout est possible ?
La mémoire d’Erdei nous rappelle que la caricature est un art à part entière dépassant sans peur les frontières du subversif. Mais qu’en est-il de cette virulence aujourd’hui, au sein de la presse hongroise ? Y-a-t-il eu un réel élan depuis la fin du communisme ? L’historien d’art Feledy Balázs considère que 1991 a entrainé une éruption dans le domaine. « Ça a explosé ». Plus de caricaturistes, mais pour quelle situation ? L’arrivée de l’ordinateur puis d’Internet ne rend pas si évidente la prospérité des caricatures, habituées depuis toujours à être découvertes sur journal papier. Et si la caricature hongroise a toujours un avenir devant elle, qu’en est-il de sa liberté ? À cette question, bien entendu, les avis divergent. Pour Balázs Feledy, les caricaturistes de Hongrie sont libres de critiquer ce qu’ils veulent. Fini la période où la critique se limitait à celle de l’impérialisme américain. « Maintenant, on peut tout faire ». Ce n’est, en revanche, pas de l’avis de tous. Le caricaturiste Géza Halász, du journal Magyar Idők, admet être obligé de cacher entre les lignes ce qu’il veut réellement dire. « Quand je veux être dur, je publie mes dessins sur Facebook ». Lorsque l’on se questionne sur la liberté de la presse en Hongrie, difficile de ne pas penser au principal journal d’opposition, Népszabadság, suspendu brutalement en octobre 2016 officiellement pour des raisons économiques. Déjà en 2011, l’adoption de la loi fondamentale hongroise suscitait une polémique très virulente, les principaux médias dénonçant la prise de pouvoir autoritaire de Viktor Orbán sur la presse.
S’ancrer avec courage dans une époque
Mais la politique du Premier Ministre n’explique pas entièrement pourquoi les caricatures n’abondent pas les journaux hongrois. Selon Géza Halász, il y a aujourd’hui peu de médias hongrois au sein desquels les caricaturistes peuvent s’exprimer, en raison de la place non négligeable accordée aux publicités. De même, le manque de ressources financières a contraint les journaux à remplacer les caricatures magyares par des caricatures américaines, achetées en grande quantité à bas prix. C’est donc bien souvent « pour les tiroirs » de leur bureau que Géza Halász et ses collègues travaillent. En France, la situation est différente. Avec un long passé derrière elle, la caricature française ne faiblit pas au XXIe siècle. Elle s’inscrit dans une tradition bien ancrée qui montrerait que rien ne semble pouvoir l’atteindre. Et pourtant. Le 7 janvier 2015, l’attaque terroriste islamiste contre le journal satirique Charlie Hebdo marque un point de non-retour. Plus que jamais, la caricature française, mais aussi celle du reste du monde, mesure l’impact qu’elle peut avoir. Loin de n’être qu’un simple dessin visant à divertir, elle s’ancre avec courage dans son époque, fait parler d’elle, subit, mais survit malgré tout.
Margot Ledun
- 5 vues