Rien de nouveau sous le soleil
De nos jours, en France comme à l’étranger, il ne se passe pas un mois sans que les médias n’évoquent tel scandale politico-financier, tel cas de corruption, de ploutocratie, de népotisme. On s’en offusque dans les chaumières, comme si ces affaires étaient propres à notre époque. Pourtant, le passé plus ou moins lointain n’en était pas exempt.
Pour illustrer le propos et faire le lien entre France et Hongrie, voici deux frères, figures emblématiques de magnats hongrois du début du 20ème siècle, László et Pál Szapáry, fils d’un grand-maître de la cour, impliqué très jeune dans les événements révolutionnaires de 1848. Ils étaient aussi petits-fils d’un couple dont le divorce, en 1846, fit scandale dans une Hongrie soumise à l’hégémonie catholique ; l’épouse en perdit la nationalité hongroise et la religion catholique. László et Pál étaient aussi cousins d’un ministre et premier-ministre de Hongrie, mais encore d’un ambassadeur à St-Petersburg en 1914. C’est dire combien cette famille fut engagée dans la vie de la Hongrie.
László naquit en 1864 et Pál en 1873. Ces fils de famille grandirent dans le palais des gouverneurs de Fiume. Nantis à la naissance, les deux frères évoluèrent entre campagne où parents et grands-parents possédaient d’immenses propriétés et Budapest où leurs parents disposaient d’un hôtel particulier conçu en 1817 par le célèbre architecte Mihály Pollack. C’est dans ce « Palota » que sera installée une grande partie des inestimables œuvres d’art héritées de la comtesse Morosini. En bref, les deux frères vivaient comme des fils de magnats, et à l’âge adulte ils n’eurent qu’à occuper les places et les honneurs leur étant naturellement destinés. Cette situation – celle des rejetons de leur caste – devait-elle déterminer l’avenir des deux frères ?
László, docteur en droit, attaché d’ambassade à Londres en 1892, gouverneur de Fiume de 1897 à 1903, hérita d’une immense fortune à la mort de son père en 1898. S’intéressant à la politique, en 1892 il adhéra au Parti libéral, mais en démissionna ; les propositions du parti concernant l'église étaient trop libérales. En 1903, par naïveté, il prit une malheureuse initiative. Khuen-Héderváry, ami de son père, était premier-ministre et rencontrait une énergique contestation. En juillet, László, fort de sa fortune, entreprit avec candeur de neutraliser l’obstruction de certains députés de l’opposition nationaliste en distribuant d’importantes sommes d’argent. L’affaire éclata au grand jour. Il fut contraint à des explications publiques, entraînant de sévères critiques dans la presse internationale et sa démission du poste de gouverneur de Fiume. En matière de scandale il y avait eu un précédent familial : en 1879, son cousin, ministre des finances, avait été accusé de délit d’initié. László s’adonna aux affaires mais son amateurisme lui joua des tours. Pour atténuer ses tracas, en mars 1906 il organisa une croisière sur son luxueux yacht. Malheureusement, le bateau s’échoua près de Tunis. La guigne le poursuivait-elle ? En décembre 1907, un incendie ravagea l’hôtel particulier du 6 de la Szép Utca de Budapest et une grande partie des œuvres d’art. Cinq mois après, accablée par les turpitudes de ses enfants, la mère de László et Pál, « un ange de bonté » comme l’écrivaient les journaux, mourut à soixante-sept ans. László se maria à 46 ans, en octobre 1910, avec une comtesse autrichienne nantie, mais auparavant, en janvier 1910, il avait participé à une chasse à l’ours en Transylvanie, en compagnie du frère de l’empereur d’Allemagne. Mal lui en prit ! Il blessa un ours, mais la plate-forme où il était installé céda et il tomba ; la bête s'élança sur lui, le blessant grièvement. Tout de même, il eut un peu de répit ; il fit son voyage de noce en Australie, sur le « Powerful », navire de la Royal Navy.
Qu’en était -il de Pál ? Il fit des études de droit. En avril 1898, le père de László et Pál mourut et en juillet, à 25 ans, Pál se maria avec une richissime comtesse polonaise.
Pál Szapáry (1874-1917) avec sa femme, Maria-Ludovika Przeździecka (1874-1949)
A un degré moindre que son frère aîné, Pál fut doté de biens importants. Il n’était pas fait pour les charges. Les témoignages révèlent un homme intelligent sans doute mais extravagant, immature, désinvolte, excellant dans la vie mondaine, initiateur de somptueuses fêtes dans la capitale hongroise, sillonnant l’Europe de palaces en salles de jeux, de champs de course en châteaux, charmant tout à la fois femmes et hommes. Membre d’innombrables clubs, il créa l’automobile-club hongrois, en sera le premier président comme il le sera du célèbre Park-Club de Budapest. Très jeune, au désespoir de ses parents, ses dettes s’accumulèrent ; rien ne changea après son mariage et la naissance de ses enfants. Malgré les tentatives de sa famille et de ses amis de l’intéresser aux affaires comme président de la société hongroise de promotion du tourisme dans leur pays et directeur de la compagnie internationale des wagons-lits, il déçut les espoirs qu’on avait placés en lui. De 1903 à 1913, il vendit ses propriétés et se laissa aller au pire. En 1905, la presse internationale fit état de ses frasques. Pál quitta précipitamment Budapest en laissant une dette de 5 000 000 couronnes. En 1913, alors qu’il avait initié la construction de l’hôtel Ritz de Budapest, « un procès sensationnel en Hongrie » s’ouvrit à la suite de la plainte du baron Gerliczy. La femme et les enfants du comte Pál Szapáry quittèrent la Hongrie pour la Suisse ; son frère László s’écarta de lui. Il mourut seul à Vienne, à 43 ans, le 31 janvier 1917.
A la mort de son frère, László accueillit sa belle-sœur et ses neveux. Les événements d’Europe Centrale des années 1919-20 annonçaient la fin de l’ordre établi. Comme la plupart de ses congénères, il fut rattrapé par la réforme agraire ; ses immenses propriétés furent démantelées. Malgré les troubles, il rebondit et fut nommé par Horthy en mars 1922, ambassadeur de Hongrie à Londres où il resta jusqu’en 1924. Critiqué, calomnié, on l’accusa entre autres d’avoir loué, aux frais de l’état, un manoir pour accueillir 1 700 invités « dans un luxe surpassant celui des maharadjas indiens ». Mais cela ne dura pas ; un journal viennois, en mai 1932, divulgua de fausses nouvelles : « Fin tragique […] un ancien gouverneur de Fiume […] et ambassadeur de Hongrie et sa femme vivent pauvrement à l’écart du monde dans une chambre d’hôtel de Vienne dont ils ne peuvent plus payer le loyer […] L’hôtelier les a menacés d’expulsion. » Il y est fait allusion à son très important endettement de plus de 2 000 000 de Shillings (environ 7 500 000 euros). Il se serait défenestré… en fait, il ne mourra à Vienne que le 12 octobre 1939.
László et sa femme, sans enfant, vivaient séparés. Les documents consultés révèlent que László eut une liaison lors de son séjour à Londres. Comme nombre de personnalités publiques – En France, cela n’est pas une rareté – il eut un enfant naturel, une fille, Maria (Maritta), née le 26 juin 1924 à Londres, enterrée à Hetzendorf, à Vienne, dans la tombe de László, le 19 octobre 1989.
Ainsi brièvement présentée, la vie de ces deux frères illustre-t-elle, peu ou prou, par anticipation, celle de bien des hommes publics de notre Europe du 21ème siècle.
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