Réflexions sur l’Histoire
Rencontre avec Pierre Kende à l’Institut 56, 20 ans après sa création
Pierre Kende est l’exemple même de l’honnête homme tel qu’on le définissait au XVIIIe siècle: un homme de savoir, éclairé et distingué. Ancien directeur de recherche au CNRS, membre de l’Académie hongroise des sciences, président de l’Institut 1956 de Budapest, Pierre Kende nous explique quels changements politiques se sont produits depuis 1989 et pourquoi ils sont à l’origine des clivages politiques et sociaux qui caractérisent la Hongrie d’aujourd’hui.
JFB: Vous avez suivi plusieurs formations à Budapest et étiez journa-liste en 1956 avant de quitter la Hongrie pour la France. Là, vous y avez occupé un poste de chercheur au CNRS, enseigné à l’Ecole des Hautes Etudes tout en collaborant à des revues d’idées comme Esprit ou Commentaire. Comment vous définiriez-vous?
Pierre Kende: Je suis un essayiste politique. J’ai fait plusieurs types d’études: des études d’histoire à l’université de Budapest, que j’ai malheureusement abandonnées à mi-chemin, puis des études d’économie, enfin un docto-rat de sociologie politique, avec la notion économie, à l’Ecole des Hautes Etudes à Paris. J’ai été disciple de Raymond Aron et de bien d’autres personnes, car cette école est une institution absolument unique au monde. Je me suis ainsi orienté de plus en plus vers des travaux sur les systèmes et les régimes politiques. C’est d’ailleurs sur ce sujet que j’ai orienté mes séminaires à l’Ecole. Et puis, revenu en Hongrie aux débuts des années 1990, j’ai donné des cours dans plusieurs universités et hautes écoles. Ces conférences ont porté sur les sciences politiques, la théorie politique et la philosophie politique. Je me considère aujourd’hui comme quelqu’un qui écrit des essais politico-historiques. Sans être un historien de métier, je m’exprime sur certaines questions de l’histoire contemporaine en tant que dilettante éclairé qui n’oublie pas de consulter les bons ouvrages de référence avant de se faire une opinion sur le présent ou le passé.
JFB: Etiez-vous présent lors des événements de 1989?
P.K.: Oui. J’ai fait dix voyages, ni plus ni moins, durant cette année cruciale. Je suis d’abord venu en mars pour assister au Congrès de la fondation des deux principaux partis d’opposition, le Forum démocratique et le SZDSZ. J’ai aussi contemplé les foules qui se sont réunies à Budapest, le 15 mars, pour la grande fête de commémoration de la révolution de 1848, la révolution de Petôfi et de Kossuth. A l’époque ce n’était pas encore une fête nationale. En mai, j’ai donné une série de conférences dans une Hongrie déjà beaucoup plus libre. On m’a également invité à un colloque sur István Bibó qui s’est tenu à Szeged. J’étais à Budapest le 16 juin pour les obsèques d’Imre Nagy aux côtés d’un certain nombre d’exilés politiques comme François Fejtö, le général Király, Miklós Molnár, professeur à l’Université de Genève, ainsi que d’autres amis et collaborateurs des Cahiers hongrois (Magyar Füzetek) que j’avais fondés à la fin des années 1970 à Paris.
JFB: Quel a été pour vous le moment le plus important de ces journées?
P.K.: Le fait d’assister aux obsèques solennelles de mon cousin germain le plus cher, le journaliste Miklos Gimes, compagnon d’Imre Nagy et exécuté en même temps que ce dernier en juin 1958. D’autre part, le lendemain de ces obsèques nationales (bien que semi-officielles) de juin 1989, réunis en privé avec un certain nombre d’amis et de collègues, nous avons pris la décision fondamentale de créer un institut de recherches sur 1956. Cet institut, d’abord de caractère privé, fut, cinq ans plus tard, en 1994, transformé en fondation de statut public (l’équivalent n’existe pas en France). Pendant les premières années j’en ai été le co-président et depuis, maintenant une quinzaine d’années, j’en suis le président. Mais je considère que l’acteur principal de la mise en place de cet institut a été l’historien György Litván, décédé depuis. C’était un grand ami. C’est lui et son digne successeur, János Rainer, qui ont fait de cet Institut un centre de recher-ches historiques mondialement reconnu.
JFB: Quel est le rôle de l’Institut?
P.K.: Cette institution a deux profils: la documentation et la recherche. Nos travaux ne portent pas seulement sur la révolution elle-même mais aussi sur ses antécédents et sa postérité, autrement dit sur le fonctionnement du régime communiste entre 1947 et 1989, et même sur les premières années de l’époque post-communiste. Nous organisons des colloques, publions des monographies et des annales depuis plus de quinze ans. Nos publications, ainsi que notre fonds d’archives orales, constituent une source importante de ce qui s’est passé en Hongrie pendant la seconde moitié du XXe siècle.
JFB: Pouvez-vous nous dire ce que représente l’année 1989 dans l’esprit des Hongrois?
P.K.: Pour une majorité de Hongrois, 1989 et 1990 représentent le retour à la démocratie ordinaire après plusieurs décennies de pseudo démo-cratie, de régime communiste. Pour les uns, c’est un événement heureux et positif, et pour les autres un point d’interrogation, ou carrément un changement négatif. En effet, il ne faut pas oublier que le régime communiste sous sa forme «allégée», tel qu’il fût pratiqué sous le régime Kádár ou plus exactement depuis le milieu des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980, a représenté un régime assez viable. Pas forcément le meilleur des régimes concevables, mais un régime viable. Pour un certain nombre de gens, ce qui s’est passé après 1989 représente un retour aux incertitudes de l’existence, à la perte de l’emploi, bref à une vie matérielle beaucoup plus difficile. Il a fallu une dizaine d’années avant que le niveau de vie moyen de la Hongrie retrouve son niveau d’avant 1989. Les inégalités se sont accrues pendant cette période. Si, globalement, le niveau moyen a nettement augmenté, ce qui est vrai pour la moyenne nationale, cela ne représente pas la réalité pour la majorité. Là est le problème. Les changements ont eu des gagnants qui numériquement représentent une masse considérable. Ils ont évidemment permis aux jeunes de mener une vie tout à fait différente de leurs aînés des années 1960, 1970 ou 1980. Le cadre de vie de ces années leur est inimaginable aujourd’hui et l’idée d’y revenir leur est inconcevable. Mais, il existe une masse de gens mécontents de l’orientation que le pays a prise pendant ces vingt dernières années, et qui, par conséquent, votent pour les partis protestataires.
JFB: Vous écrivez dans votre livre Le Défi hongrois: «L’année du changement a révélé, en Hongrie comme chez ses voisins, la vigueur des sentiments nationaux, pour ne pas dire nationalistes.» Vous notez aussi que dès 1990 « le pays allait s’installer (…) dans une division idéologique durable.»
P.K.: Cela reste valable bien que les partis politiques qui représentent les pôles antagonistes ne soient pas les mêmes aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Le clivage principal se situe entre ceux qui refusent non seulement le système communiste mais aussi la Hongrie d’avant 1945 avec son régime semi-féodal, clérical et autoritaire (ce sont en gros les libéraux et les socialistes), et ceux qui cherchent à établir plus de continuité avec «la Hongrie éternelle» regardant comme suspect tout ce qui a changé dans le pays depuis 1945 (ce sont en gros les partis nationalistes et chrétiens). Ces deux «camps» ont été d’importance plus ou moins égale entre 1990 et 2006. Depuis lors, pour des raisons très complexes, la droite natio-naliste est devenue majoritaire et se range derrière une force politique (FIDESZ) qui, en 1989, avait commencé sa carrière comme parti moderne et libéral et qui, petit à petit, s’est convertie au nationalisme et aux valeurs traditionnelles. Il est à prévoir qu’aux prochaines élections nationales les partis se réclamant de la gauche seront très minoritaires.
JFB: Qu’en est-il de la presse et des médias?
P.K.: Il y a eu une domination de la gauche dans les médias après le tournant de 1989-90. Elle a duré quelques années. Or, petit à petit, d’ailleurs non sans rapport avec la période du premier gouvernement FIDESZ entre 1998 et 2002, un remaniement a commencé. Dans la presse, la droite est devenue aussi influente que la gauche. A la télévision les organes de droite sont beaucoup plus présents et marqués. Leur langage fait penser à la Hongrie des années 1930. Je n’aime pas faire des prévisions, mais il n’est pas exclu que le Parlement issu des élections prochaines accusera quelques ressemblances avec celui élu en 1939 en ce sens qu’il y aura un grand parti de droite au centre de l’échiquier qui sera en réalité un parti de droite avec une opposition de gauche faible, et une opposition de droite qui aura, peut-être, une importance égale à celle de la gauche.
JFB: Et l’extrême droite? Des gens reconnaissent dans les slogans de Jobbik ceux des années 1930!
P.K.: Parfaitement, c’est un parti raciste qui pratique l’antisémitisme ouvertement, qui parle des Tziganes d’une façon absolument sans précédent dans la rhétorique politique hongroise. Les Tziganes ont toujours été regardés avec un certain sourire, mais on ne parlait pas d’eux avec cette haine, et de façon qui parfois frôle l’incitation au meurtre! Cela nous amène au problème de la législation contre l’incitation à la haine. Au début des années 1990, il y a eu des débats sur cette question. Une partie très influente de l’intelligentsia libérale avait décidé alors qu’il était dangereux de compléter la nouvelle constitution avec des lois, telles qu’elles existent en France, en Allemagne ou en Autriche, qui interdisent ou punissent le négationnisme, l’incitation à la violence, etc. Les idéologues libéraux estimaient qu’il fallait être comme les Américains, c’est-à-dire donner la priorité absolue à la liberté de parole, sauf dans le cas où l’incitation à la haine risque d’avoir des effets immédiats. Or, comme nous le savons fort bien, l’incitation à la haine n’a presque jamais des effets immédiats, ou très localement. Généralement, c’est une rhétorique qui transforme la disposition des gens. Si, il y a vingt ans, on avait prononcé des propos tels qu’on les lit dans les journaux ou qu’on entend actuellement dans certains médias hongrois, il y aurait eu un tollé! Et des effets de réaction et de répression immédiats. Cela n’aurait pas été accepté. Maintenant, rien, parce que les gens se sont accoutumés à des propos de plus en plus inacceptables.
JFB: Cela me fait penser à la Yougoslavie de Milosevic. Ses paroles se sont transformées en actes, en guerre.
P.K.: Oui, il y a eu une grande distance entre le passage à l’acte et les propos prononcés. Si on inculque aux gens, aux uns la haine active, aux autres non pas la tolérance mais la résignation à l’écoute de tels propos, cela peut avoir des effets tout à fait dramatiques! C’est ce que les dirigeants du FIDESZ ne veulent pas comprendre. Le fait qu’ils les tolèrent, ou qu’ils laissent même penser qu’ils sympathisent avec, c’est d’une part un encouragement à l’extrémisme, et d’autre part cela autorise de sérieux doutes sur leurs intentions réelles. A l’ouest de la Hongrie cela ne passerait pas.
JBF: L’Europe réagit-elle?
P.K.: Je ne crois pas à une réaction efficace de l’Europe. Au grand maximum il y aurait des gestes symboliques pour montrer qu’on se dissocie de tel ou tel propos. Mais l’U.E. n’a pas les instruments juridiques pour réagir. C’est grave, d’autant que la Hongrie n’est pas unique dans cet extrémiste dont je parle. Regardons la Roumanie, la Slovaquie, même la Pologne : il y a beaucoup d’extrémisme et peu de réactions appropriées en Europe.
JFB: Quel regard les jeunes portent-ils sur les commémorations de 1989?
P.K.: Je crois qu’une partie des jeunes les regardent avec sympathie car ils comprennent que les libertés sont importantes, mais pour le reste ils sont assez distants. Ils n’aiment pas le style de la politique telle qu’elle se pratique dans la Hongrie de nos jours. La majorité silencieuse se distancie de la politique. Cette attitude représente un grand danger dans la mesure où elle ouvre les portes aux militantismes les plus extrémistes, comme celui de Jobbik.
Parmi les publications de P. KENDE:
Le Défi hongrois: De Trianon à Bruxelles (Buchet Chastel, 2004),
La Grande Secousse, Europe de l’Est 1989-1990 (Presse du CNRS, 1990 co-écrit avec Alexandre Smolar,
La deuxième révolution d’octobre (Le Seuil 1978) co-écrit avec K. Pomian, L’Abondance est-elle possible? Essai sur les limites de l’économie (Gallimard, 1971)
Institut 1956 : www.rev.hu
Milena Le Comte Popovic