Réflexions danubiennes
L'amitié est une valeur précieuse, et ses manifestations parfois rares. Sur les quelques 470 kilomètres du Danube qui composent la frontière romano-bulgare, elle est même unique. Le “Pont de l'Amitié” (aujourd'hui “Pont du Danube”) a été inauguré en grande pompe par les républiques populaires des deux pays en juin 1954, comme un exemple de bonne coopération socialiste. A ce jour, il constitue encore le seul lien terrestre entre les deux «rives internationales». Un assez mauvais exemple de coopération européenne.
A cet endroit précis, entre les villes de Giurgiu en Roumanie et de Ruse en Bulgarie, le fleuve est remarquablement large. Aussi le pont s'étend-il sur 2,8 km et atteint une hauteur de 30m. Construit sur deux niveaux, il offre un passage aux transports routiers et ferroviaires. Une prouesse technique pour l'époque, célébrée par les colonnes imposantes qui se dressent à ses extrémités.
Une prouesse vieillissante et désormais inadaptée. La route à une voie laisse à peine suffisamment d'espace pour que deux camions modernes s'y croisent. La voie de chemin de fer, peu utilisée et mal entretenue, est couverte de rouille. Si un voyageur à pied est ravi par la beauté de la flore en contrebas, il ne peut s'empêcher de remarquer les nombreux écrous et vis tombés de la structure métallique et qui s'étalent entre les débris de voiture et de pneus, séquelles de violents accidents.
Un intérêt commun, des priorités différentes
Beaucoup se sont longtemps contentés de cette situation, montrant du doigt la faible importance du trafic entre les deux pays et le coût d'un nouveau chantier, tout en vantant l'efficacité des ferrys reliant les deux rives. Mais à l'heure de l'intégration européenne des deux pays, cette lacune fait tâche. Plus qu'un manque de moyens, elle illustre un manque flagrant de coopération entre les deux voisins. Ne compte-t-on pas trois ponts sur les seuls 300 kilomètres de la portion roumaine du Danube? Sans compter que les problèmes d'aménagement du fleuve, tels que sa canalisation, la répartition équitable de ses ressources et la maîtrise de la pollution sont des questions à traiter en commun, dans un souci de justice et d'efficacité.
Les gouvernements roumains et bulgares n'apportent qu'une réponse timide à ces questions. Un deuxième pont est actuellement en construction entre Vidin et Calafat, sur la portion Est de la frontière. Censé être opérationnel d'ici à 2012, il est plus le résultat d'une pression européenne que d'une initiative bilatérale. Un troisième pont, qui serait érigé entre Oryahovo et Bechet, n'est qu'à l'état de proposition. De même, le gouvernement bulgare prévoit l'établissement de deux complexes hydrauliques le long du Danube, qui pourraient servir de base à des ponts routiers et ferroviaires. Seul bémol: le gouvernement roumain n'a pas encore manifesté un quelconque intérêt pour ces chantiers, malgré leur impact évident sur la rive nord du fleuve.
Replacer le Danube dans son contexte européen
Cette situation est loin d'être unique dans la région. Slovaques, Hongrois et Serbes divergent de même sur la manière d'aménager le Danube sans que l'un n'en profitent plus que l'autre. Par exemple, l'idée d'un système commun de barrages et d'écluses entre la Slovaquie et à la Hongrie, à B_s-Nagymaros, remonte aux années 1950. Dans le cadre des tensions entre les deux pays, Jan Slota, leader de l'extrême-droite slovaque, avait même regretté, en janvier dernier, qu'il y ait «trop de ponts» sur le Danube.
Pour l'heure, l'intégration européenne peut constituer une nouvelle dynamique. La stratégie de l'UE pour la région du Danube, qui devrait être rendue publique d'ici fin 2010, entend ainsi dépasser les clivages nationaux et parrainer de larges projets à l'échelle de la région. Le fleuve lui-même a été désigné comme «corridor pan-européen VII» et le pont Vidin-Calafat comme passage stratégique du «corridor IV», reliant Allemagne et Turquie. «L'amitié danubienne» ne connaitrait ainsi plus de frontières.
Sébastien Gobert