Récéssion
Echos de la francophonie
La chronique de Dénes Baracs
Cela me manquait encore: une bonne vraie crise économique mondiale.
A part ça, ma collection était presque complète. Enfant, je me suis acquitté de la Seconde Guerre mondiale et de ses plaisirs: tout d’abord les rationnements, puis les bombardements, la peur, suivie du merveilleux jeu de piste, avec mes copains après le départ des avions, en quête des débris scintillants des outils antiaériens, la vie dans les sous-sols, le cache-cache avec la mort, la terreur, la libération, la reconstruction, puis l’installation de la “démocratie populaire”, dirigée par un parti “infaillible”. Jeune étudiant, j’ai eu ma courte leçon de révolution, j’ai assisté à la démolition du colosse de Staline, qui a résisté longtemps sur son piédestal avant de tomber à terrre à quelques pas de moi. Un demi-siècle (ou presque) plus tard, la fameuse chute de Saddam Hussein était donc “déjà vue” pour moi et ressemblait vraiment aux images que j’avais gardées en mémoire des dernières minutes du bronze du Géorgien devenu dictateur soviétique. Du “père des peuples” j’ai gardé dans ma bourse un petit fragment métallique, pour mémoire – mais l’empire, dirigé par ses successeurs est resté chez nous. A l’université de l’époque nous avons étudié des sujets comme l’histoire, les langues, l’économie. En ce qui concerne la première, M. Fukuyama avait parlé de “la fin de l’histoire” après la chute de l’Union soviétique, mais nous avions déjà ce sentiment pendant son existence. Je me rappelle avoir reçu pour sujet, à l’occasion d’un examen : la chute de l’Empire romain. Et je me disais qu’il y a un bon millénaire et demi il était encore possible de voir une telle puissance se disloquer et disparaître, mais que nous ne vivrions jamais un tel chambardement. Rétrospectivement, nous savons que c’était tout aussi naïf que la formule de M. Fukuyama, mais nous savons aussi que quelques semaines avant la disparition de l’empire de Moscou personne n’aurait parié chez les bookmakers sur une telle éventualité (ou seulement de petites sommes...). Et pourtant, la chute de l’empire, je l’ai vécue !
J’ai parachevé avec un certain succès mes études de langue, ce qui m’a donné la possibilité d’être le témoin, en tant que correspondant de presse, de quelques autres grandes aventures de l’histoire, en commençant par la “grande révolution culturelle” en Chine, une expérience dramatique, incroyable et, me semble-t-il, unique, dont les répercussions nous touchent encore. Si la Chine montre tant de hâte à prendre sa place parmi les grandes nations, cela s’explique aussi par son ambition de faire oublier cette période irrationnelle. A Paris, j’ai suivi un autre changement qui paraissait pour longtemps impossible, la victoire de François Mitterrand, l’alternance démocratique de la gauche française en 1981, l’entrée des communistes dans le gouvernement (ce qui s’avéra en fin de compte le commencement de la fin pour eux). Et bien sûr, nous avons également fait des études marxistes-léninistes en économie, où l’on analysait le capitalisme inévitablement amené à périr à cause de ses contradictions, dont le meilleur exemple était bien sûr la grande dépression de 1929-33, déclenchée par le fameux krach de Wall Street, qui mena finalement à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Un destin logique face à l’économie politique du socialisme triomphant, dont les difficultés récurrentes nous étaient régulièrement présentées comme les maladies infantiles du nouveau système, d’ailleurs supérieur au capitalisme . Proche ou non, l’avance du dit système n’a cessé de croître – à tel point que pour sauver l’économie “socialiste”, on y a injecté prudemment, mais continuellement, de plus en plus d’ingrédients miracle du premier. Et comme cela n’était pas suffisant, on a fini tout simplement par remplacer un système voué à l’échec par son concurrent tellement efficace, avec tout ce qu’il comprenait, y compris la démocratie pluraliste et l’économie de marché. Nous avons goûté avec plaisir la liberté d’expression, de vote, les délices de l’alternance libre, on a chassé presque sans exception tous les gouvernements sortants – enfin ! Nous étions convaincus que les ténèbres du passé disparaîtraient pour toujours de notre vie. Mais au cours des deux, trois dernières années, j’ai eu la surprise de pouvoir revivre certains éléments de notre histoire que je ne pouvais pas comprendre alors et ne pouvais pas imaginer revoir maintenant – notamment l’apparition de diverses “gardes” et organisations extrémistes, la violence dans les rues, le racisme, la haine, la délation, la faiblesse inquiétante de l’Etat de droit. Mais au moins, l’économie de marché avait pris racine: nous vivons dans la richesse inimaginable de l’offre, de la concurrence, de l’entreprise libre, de la technologie de pointe. Nous avons tout ce qu’il faut pour notre bonheur, des syndicats qui font la grève, des politiciens qui prennent en considération notre aspiration au bien-être et promettent tout, et nous évoluons dans une économie mondiale perfectionnée, modernisée, informatisée, globalisée, qui a maîtrisé les mécanismes de contrôle des marchés. Cette fois, c’était rassurant de penser que je n’apprendrais jamais ce qu’est vraiment une crise économique mondiale.
Hélas, je me suis trompé une fois de plus. Débâcle à Wall Street, comme il y a sept décennies, et me voilà en pleine récession mondiale: la gamme de mes expériences est donc complète.
Heureusement, comme je vous le disais un peu plus haut, j’ai déjà expérimenté ce qu’est une guerre mondiale. Inutile donc d’en faire une autre démonstration.