Qu’avait été ma vie jusqu’alors ? Solitude sans partage
L’Histoire d’une solitude, Milán Füst
Perplexe. Voilà peut-être comment définir l’état dans lequel laisse la lecture de ce court récit de 130 pages. Une narration décousue, rythmée de digressions insensées a priori, une intrigue très pauvre : étrange. À Budapest, au tournant du siècle, un jeune homme de la petite bourgeoisie désargentée tombe sous le charme d’une insaisissable jeune fille. Disparue, il l’oublie et se noie, en bon historien de l’art, dans l’étude du Caravage, puis se voit entrer dans l’armée austro-hongroise en tant qu’officier de réserve, où son comportement et ses prétendues convictions socialistes l’entraînent successivement en prison et à l’hôpital.
Il y rencontre de nouveau celle qu’il avait oubliée, sous un nom différent et un tout autre aspect. C’en est cette fois-ci fait de ses sentiments pour la belle jeune fille. Plus jamais, il ne parviendra à se défaire de sa passion pour elle. Passion qui le mènera progressivement à l’échec et au désespoir. Acculé par le poids moral de sa mère, symbole de la pression germanique sur les Hongrois de cette époque, et désorienté par l’attitude versatile de sa promise rêvée, le jeune héros sombre dans la solitude à laquelle il croit remédier par la compagnie d’un petit chien, qui, sur ordre de la mère, finira dans un cirque canin.
Chef d’œuvre de synthèse, entre approche complexe d’un sujet universel et frappante simplicité dans la trame, L’Histoire d’une solitude est le témoin d’une période ardue pour la jeunesse hongroise (que l’auteur a traversée), tiraillée entre ses désirs les plus naturels et son initiation face au premier conflit mondial. En ce sens, elle fait largement écho aux Révoltés de Sándor Márai, affligeante désillusion de jeunes hongrois en goguette face à l’imminente et sanglante catastrophe, à la réalité. L’échec d’un jeune homme qui finira par se complaire dans la solitude, ou la recherche de nouveaux horizons pour tout un peuple au moment du Századforduló (tournant du siècle). Moment historique où des voix se levèrent pour proclamer que européanisation de la Hongrie et affirmation nationale ne font qu’un, conformément à la doctrine du sovinizmus de Jenô Rákosi. La Hongrie entrerait alors dans la modernité en s’éloignement de la domination autrichienne et en se rapprochant de Paris. Drôle de hasard, puisque dans le récit, la mère du jeune homme est présentée comme le vecteur de cette domination, alors que le texte est parsemé de termes français. Loin d’être une œuvre historique, et encore moins politique, L’Histoire d’une solitude n’en reste pas moins un outil de compréhension fiable des aspirations datées d’une nation, dont le fond reste aujourd’hui d’une grande acuité.
Autre plaisir provoqué par ces pages : le remarquable génie dans la description de certaines scènes, dont la qualité n’a rien à envier, toute proportion gardée, à celles des grands maîtres de la littérature russe du 19e siècle. Notamment, le tableau peint par Füst du curieux comportement quotidien de la jeune fille. Quelques phrases qui provoquent inévitablement un sentiment de plénitude, comme une impression d’assister frontalement aux gestes, sons et odeurs.
Histoire banale d’un échec amoureux tournant à l’isolement, racontée de manière troublante et originale, cette œuvre de Füst est peut-être le testament d’une vie de réussite vouée au repli et à la méfiance des autres, comme en atteste son étrange attitude modeste face à la reconnaissance unanime.
Milán Füst (1888-1967), poète, prosateur et essayiste, fut l’un des piliers de la littérature hongroise en son temps. Proche de Kosztolányi, ainsi que de Karinthy, illustre signature de la revue Nyugat, il fut notamment reconnu pour son Histoire de ma femme qui lui permit d’acquérir une renommée internationale, exploit pour un écrivain hongrois à cette époque.
Yann Caspar
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