Plutôt Bruxelles que le Sziget pour les défenseurs des droits de l’Homme

Plutôt Bruxelles que le Sziget pour les défenseurs des droits de l’Homme

En 1993, le Sziget nait de l’initiative du chanteur et du manager du groupe rock Sziámi comme un espace de culture alternative, anti-„establishment”, en phase avec l’esprit militant qui avait rendu leur groupe si populaire auprès de toute une génération d’opposants au régime communiste effondré quelques années auparavant. Si le festival, parallèlement à son succès commercial grandissant, perd de son militantisme, ses créateurs n’ont pas abandonné l’idée que la société civile doit s'y rassembler pour être un réel vecteur de changement. Le Civil Sziget occupera donc encore une fois tout une partie de l’ile d’Obuda pour permettre à une société civile de plus en plus hétérogène de se faire connaître et de promouvoir les causes les plus diverses. Les associations de défense des droits de l’Homme les plus importantes du pays, issues justement des mouvements libéraux d’opposition à l’ancien régime, seront pourtant absentes.

 

Ce secteur particulier de la société civile hongroise, qui a joué un rôle majeur dans les événements historiques de la fin des années 1980, est en effet secoué par de profonds changements. Avant 1989, les activités liées à la défense des droits civils et politiques étaient soumises à la répression des autorités publiques et se définissaient dans une stratégie politique de changement radical. Le but étant de fonder un nouveau régime, l’antagonisme traditionnel entre l’Etat et son contre-pouvoir, la société civile, ne pouvait être plus clair. Les associations libérales (dans le sens donné à ce mot dans le langage politique hongrois, c’est-a-dire prônant la diminution du rôle de l’état dans la vie des citoyens comme garantie des libertés fondamentales de ceux-ci) comme le Hungarian Helsinki Committee, l’Association Raoul Wallenberg ou l’Association Martin Luther King naissent à la fin des années 1980 et au début des années 1990 et sont alors composées d’intellectuels militants issus de la lutte anti-communiste. C’est durant cette courte période que la rhétorique des droits de l’Homme résonne de manière puissante dans la société hongroise et que la renaissance officielle de la société civile reflète les espoirs que les Hongrois placent dans le nouveau régime.

 

Ces quelques années sonnent pourtant aussi le glas du militantisme associatif du mouvement hongrois des droits de l’Homme. Les dissidents de la décennie passée trouvant alors leur place dans la nouvelle élite gouvernante et dans le monde des affaires, la société civile se retrouve orpheline de ses meilleurs défenseurs. Dans le jeune état démocratique qu’est devenue la Hongrie, les associations de défense de libertés désormais garanties par la Constitution doivent se réformer pour jouer le rôle de leurs sœurs occidentales : celui de contre-pouvoirs à une autorité étatique dont la légitimité ne peut plus être remise en cause. Le milieu associatif ne prend pourtant pas le chemin de la confrontation et la nouvelle génération d’experts en droits de l’Homme issue de ces changements est différente de celle des militants qui l’a précédée. Le professionnalisme rationnel remplace les activités d’avant-garde des années 80, la mentalité de prestataire de services juridiques soumis aux lois du bon „management” remplace le militantisme et l’orientation pragmatique remplace les objectifs idéologiques. Le souci majeur des associations de défense des droits de l’Homme passe de la confrontation avec l’État à celui de la collecte des fonds nécessaires à la mise en œuvre de leur projets, créant ainsi un esprit de compétition au sein du milieu associatif. Les fonds, s’ils ne proviennent pas en général des autorités gouvernementales hongroises, ont des sources très „establishment”: l’Union européenne, la United States Agency for International Development (USAID) du gouvernement américain, les gouvernements britannique, hollandais ou encore suédois, l’Open Society Justice Initiative du financier milliardaire George Soros, etc. Si le phénomène qui a amené les associations de défense des droits de l’homme du militantisme au professionnalisme et à un certain alignement avec les politiques étatiques n’est pas exclusivement caractéristique de la Hongrie ou des pays d’Europe de l’Est et peut être observé à une échelle mondiale, il a pourtant, du fait de ces conditions financières, atteint une échelle particulièrement élevée dans la région.

 

Le petit monde des défenseurs des droits de l’Homme est donc, en Hongrie, un milieu d’experts qualifiés non seulement dans le droit mais aussi dans les rouages de la négociation avec la classe dirigeante, de la création de réseaux transnationaux, de la gestion efficace des finances et du lobbying. Peut-être leur manque-t-il l’esprit militant propre à nombre des ses confrères occidentaux, mais ils sont sacrément efficaces. Dans une Europe dominée par des décisions prises à Bruxelles par des technocrates non-élus, loin des revendications de la rue, les effets de la mobilisation de masse ne semblent être que très partiels. Alors, en attendant de révolutionner l’Union européenne, peut-être les droits de l’Homme bénéficient-ils plus de lobbyistes professionnels que de manifestants. A ceux présents au Civil Sziget de militer pour cette révolution.

 

Marion Kurucz

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