Parcours d’un journaliste hongrois

Parcours d’un journaliste hongrois

Péter Magyar

 

Comment exerçait-on le métier de journaliste en Hongrie sous le régime communiste ? Et comment continue-t-on à le pratiquer aujourd’hui alors que le gouvernement y instaure une série de lois qui semblent menacer la liberté de la profession ? Péter Magyar est l’interlocuteur par excellence, il peut nous en dévoiler quelques rouages puisqu’il a travaillé comme journaliste à l’agence de presse hongroise MTI de 1970 à 1993. De plus, son expérience de correspondant à Rome et à Bruxelles comme spécialiste de la politique internationale lui apporte la distance nécessaire pour analyser la situation actuelle. Il travaille depuis 1999 comme correspondant de l’agence italienne ANSA.

Le téléphone sonnait de temps en temps…

Le regard de Péter Magyar est sérieux, sa parole claire, son analyse perspicace. Il sait de quoi il parle lorsqu’il évoque l’inquiétude d’une grande partie de ses confrères journalistes face aux nouvelles lois sur les médias votées par le gouvernement Orbán en décembre dernier. Il a derrière lui une expérience journalistique de plus de quarante ans! Péter Magyar est passé par tous les échelons, tous les services, et surtout par tous les conflits qu’un homme de l’information rencontre quand il est confronté à une instance floue mais vigoureuse imposée par un régime totalitaire. Autrement dit, à une liberté d’expression contrôlée, voire ligaturée. « Il fallait sans cesse se battre pour faire reculer les limites.» Il nous explique comment fonctionnait l’agence de presse MTI : « MTI signifie mot à mot Agence Télégraphique Hongroise. Ce sont des gens de la télégraphie qui l’ont fondée il y a 130 ans. MTI était l’organe de contrôle de l’information sous le régime communiste, contrôle exercé à la section agitation et propagande qui organisait des réunions hebdomadaires. C’était l’agence « robinet » de toute la presse. Sa responsabilité était énorme à l’époque car elle décidait de faire passer ou non une nouvelle. MTI distribuait les nouvelles selon des règles très strictes. Par exemple, il était interdit de critiquer le régime soviétique ou hongrois. Les papiers rayés de rouge n’étaient pas publiés. Les informations étaient distribuées aux cadres, soit environ 1600 à 2500 personnes, à la nomenclature, l’élite du pays et à la haute administration. MTI pratiquait donc l’autocensure, sorte d’institution de base de cette époque. Les journalistes et les rédacteurs devaient connaître les limites à ne pas franchir. Les décisions, individuelles, incombaient aux rédacteurs. Certains prenaient plus de risques que d’autres. C’étaient un combat à la corde ! Il existait une sorte de hiérarchie informelle. Des collègues avaient plus de cran que d’autres qui préféraient la prudence. Prenons l’exemple de la catastrophe de Tchernobyl : les autorités ont attendu quatre jours avant de dire ce qui s’était passé. L’agence avait pris le risque d’informer les Hongrois avant même la publication soviétique, qui heureusement l’annonçait quelques heures plus tard. Cela a été un véritable dilemme. On ne pouvait plus se taire sur les risques de radiation. Quand la nouvelle ne plaisait pas, on recevait un coup de téléphone dans les dix minutes. C’était le moyen le plus efficace car il n’y avait pas de décret. La presse était en principe libre, mais le téléphone sonnait de temps en temps. Les journalistes qui étaient ambitieux ou qui aspiraient à la promotion se tenaient à la ligne impartie.»

Péter Magyar précise que finalement le système était tel que les journalistes s’autocensuraient eux-mêmes, mais que des règles étaient notées dans un cahier, cahier qui pour d’éventuels historiens, feraient office de témoignage précieux pour analyser cette époque. « On avait un cahier dans lequel on écrivait le mode d’emploi des journalistes. On notait les règles à la main. Elles formaient une ligne directrice pour les différents rédacteurs qui se succédaient. Ce cahier contenait le fonctionnement de la presse sous le régime communiste. On ne pouvait absolument pas parler de 1956 ou de l’intervention soviétique. Par contre des réformes économiques sous Kadar, on en parlait. Pas un mot sur la Tchécoslovaquie et la RDA, rien non plus sur les graves problèmes économiques ou les dissidents. C’était tabou. On ne pouvait rien dire ni écrire sur ces sujets. Ceux qui ne voulaient pas jouer le jeu démissionnaient, ou étaient renvoyés. Ceux qui voulaient être connus ou servir la cause, restaient dans la ligne imposée. Le monde a peu changé de ce point de vue. C’est une illusion de penser que ce système est réformable. Il y a de nombreuses ressemblances entre aujourd’hui et le passé. Les nouvelles lois sur les médias institutionnalisent les sanctions. C’est une période de censure qui va revenir. On en a déjà de nombreux signes ! Il faut continuer à lutter pour la liberté de la presse !»

Le pays des stratégies individuelles

Mais en quoi consistent les nouvelles lois sur les médias ? « La loi qui entre en vigueur est un paquet de lois et de mesures gouvernementales décidées sans consultation. On peut distinguer quatre parties : les règles ou les principes des médias, les sanctions, l’autorité qui nomme les directeurs des médias et le regroupement en une entité unique, comme une entreprise unique, de la TV, la radio et la presse écrite. Le directeur de cette entité nouvelle, Fonds des services de programmation, où travaille tout le personnel des médias publics, soit 3 000 personnes, a annoncé dans le mois à venir le licenciement de 600 journalistes, techniciens et opérateurs compris. Et bientôt encore 1000, autrement dit le tiers du personnel ! Quel est le but précis de cette loi ? Contrôler les contenus publiés dans les médias en général et même sur internet. Or il y a un non-sens car aujourd’hui existe la globalisation. Cette tentative est vouée à l’échec. Les choses ne sont quand même pas si simples car ces nouvelles lois sont ficelées de manière plus sérieuse, élaborées plus professionnellement que par le passé. Le problème est que même les télévisions commerciales sont contrôlées. Orbán sait qu’il a promis des choses impossibles sur le long terme. C’est du populisme, de la démagogie. Il devra revenir sur ses promesses, se contredire ; il sait par conséquent qu’il va perdre sa popularité. Pour éviter l’échec, il cherche à contrôler la presse.» Cette situation fait écho aux années 90 en Hongrie. « En 1993 le gouvernement Antall était devenu très impopulaire : il y avait 1 million de chômeurs. Antall était conscient que son gouvernement était «un gouvernement kamikaze». Il y avait des réformes économiques inévitables à faire et son gouvernement était condamné à l’impopularité. C’est pour cette raison qu’il avait lui-même nommé un nouveau directeur à la tête de MTI. En contrôlant la presse, il croyait qu’il pourrait influencer l’opinion publique. Mais c’était raté d’avance.» C’est d’ailleurs à ce moment que Péter Magyar donne sa lettre de démission à l’agence. Il aura toujours été ou «trop critique», ou «trop réformiste» vis-à-vis du régime. C’était pourtant le métier qu’il avait rêvé de faire après ses études de littératures française et hongroise. «Mais il fallait des appuis politiques pour devenir journaliste.» Il travaille alors quatre ans à la Fédération des journalistes dans la section internationale grâce à sa connaissance du français. En 1968, il obtient une bourse pour suivre en France, à l’institut européen de Nice, des cours sur le fédéralisme. De retour en Hongrie en 1969, il travaille au quotidien Magyar Nemzet qui n’était pas aligné comme le Nepszabadsag à l’époque. « C’était un journal intellectuel qui publiait des critiques, prudemment.» MTI le convoque en 1970 pour être correspondant à Rome. C’est une première dans l’histoire de la Hongrie car non seulement MTI n’y a pas de bureau, mais aussi parce que c’est un journaliste de tout juste 30 ans qui est choisi. «J’étais seul, c’était une expérience passionnante. Je me suis bien défendu avec le travail. Après 6 à 7 mois de rodage, j’ai trouvé de nombreux sujets non traités dans la presse hongroise. Mon directeur n’a pas eu besoin de me défendre. J’ai couvert par exemple l’affaire Mindszenty, l’archevêque d’Esztergom qui avait trouvé l’exil politique à l’ambassade américaine de Budapest de 1956 à 1971.» Péter Magyar devient rapidement un journaliste connu en Italie et en Hongrie. Il est invité à parler à la radio trois fois par semaine, et est sollicité pour écrire dans plusieurs hebdomadaires. Cette période intense va durer six ans. A son retour en 1977, il est nommé chef de section à MTI dans la rédaction «étranger». « Informer le plus possible n’était pas une mince affaire ! » se souvient Péter Magyar. Il va connaître quatre années de conflits et de moments difficiles. En 1981, il part enfin pour Bruxelles car il est le seul journaliste hongrois à bien connaître le processus du fédéralisme et sa philosophie de l‘intégration. A cette époque, Kádár cherche à adhérer au Fonds Monétaire et à établir des accords commerciaux bilatéraux. «C’était une révolution. En vérité, le système économique se voulait ouvert, mais la politique ne l’était pas.» Résultat : les négociations n’aboutissent pas. De retour en 1985, Péter Magyar travaille à MTI comme chef de service, responsable des nouvelles internationales. Mais les conflits perdurent car le journaliste le sait, «des réformes économiques, oui, mais sans réformes politiques pas de changements réels». Les risques de licenciement sont grands. «J’étais sympathique pour les jeunes, mais la « bête noire» pour les anciens.» Il repart en 1988 pour Rome d’où il assiste au changement de régime dont il fait activement écho dans la presse. En 1993, il travaille pour HVG, journal économique et politique, et premier hebdomadaire privatisé de Hongrie. «Le problème est que la solidarité dans la profession n’existe pas. La Hongrie est le pays des stratégies individuelles. A part quelques moments comme 1848 et 1956, le sentiment collectif est rare ici. Malgré la langue commune, il existe deux Hongries fortement divisées : l’une, issue de l’ex-province romaine, correspond à la civilisation occidentale (la Pannonie) ; l’autre, bâtie sur la légende des Huns (partie orientale), révèle l’esprit provincial du pays. » Décidément, il n’est pas simple d’être journaliste en Hongrie !

 

Milena Le Comte Popovic

 

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