Opéra de Budapest: un drame de famille à suspense
Iphigénie en Tauride de Gluck
Créé le 18 mai 1779 à l’Académie royale de Musique en présence de Marie-Antoinette, Iphigénie en Tauride est l’avant-dernier opéra que nous a laissé Gluck. Ce fut d’emblée un immense succès. A un spectateur qui disait y trouver de beaux passages, il fut répondu : „Il n’y en a qu’un seul, Monsieur, l’opéra en entier !”. Succès durable, puisqu’à la mort du compositeur en 1787, l’œuvre en était déjà à sa quatre-vingt-dixième représentation parisienne. (Pour la petite histoire : à la demande du directeur de l’Opéra, Piccini en fit donner quelques années plus tard une version - sur un livret légèrement différent - qui fut un four total, ce qui mit définitivement fin à la querelle entre les deux écoles.)
Le livret de Nicolas-François Guillard est en partie tiré d’une pièce de Claude Guimond de La Touche, elle-même inspirée de la tragédie d’Euripide. Tragédie reprise par nombre d’auteurs et compositeurs, dont Richard Strauss (Electra) qui traduisit en allemand et retoucha l’œuvre initiale, réduite de quatre à trois actes. C’est cette version "allemande" qui fut donnée ce soir.
Un rappel de l’intrigue. Prosaïquement parlant on pourrait la résumer à un drame de famille. L’action prend place après la guerre de Troie. Agamemnon, roi de Mycènes, a été tué par son épouse Clytemnestre. Pour venger ce crime, leur fils Oreste tue sa mère. Ce qu’ignore sa sœur Iphigénie, emmenée par la déesse Diane sur l’île de Tauride pour lui servir de prêtresse. Iphigénie, qui croit son frère mort, voit en rêve son père ensanglanté poursuivi par le spectre de sa femme. Jeté par la tempête, Oreste débarque sur l’île en compagnie de son fidèle ami Pylade. Tous deux sont aussitôt condamnés par le roi des Scythes Thoas à être immolés, un oracle ayant prédit à Thoas qu’il périrait de la main d’un étranger. Désignée pour exécuter la sentence, Iphigénie, qui n’a pas reconnu son frère, répugne à accomplir le geste, mais s’y voit contrainte. Au moment de lui planter au cœur le couteau sacré, elle le reconnaît, tombant dans les bras de son frère, renonçant du même coup à l’immoler. A ce moment, Pylade, qui s’était enfui, revient à la tête de guerriers grecs qui mettent en pièce l’ennemi et tue Thoas. Happy end : avec la complicité de la déesse, qui pardonne son crime à Oreste, Iphigénie pourra retourner à Mycènes avec Oreste qui en sera le nouveau roi. Une action tendue entrecoupée de scènes oniriques (rêve d’Iphigénie, hallucination d’Oreste qui croit un moment voir sa mère en Iphigénie, chœur menaçant des Euménides "Il a tué sa mère").
Ce qu’en dit la critique. Souvent qualifiée, plutôt qu’opéra, de "drame grec", l’œuvre de Gluck est unanimement considérée comme novatrice et sans équivalent dans ses ouvrages précédents. Clôturant l’époque classique (Rameau, Lully) pour ouvrir la voie aux grands drames lyriques du XIXe siècle (F.R. Tranchefort). "Le premier, ce musicien a vécu le drame comme un tout organique dont les parties se subordonnent à une pensée générale" (P. Dukas). "L’œuvre couronne et illustre ce qui, depuis longtemps, avait été l’idéal esthétique de Gluck : une approche de la musique et du beau dont les règles soient la simplicité, la vérité et le naturel" (L. Bianchi, Dictionnaire de l’Opéra).
D’emblée, l’auteur nous met dans l’ambiance, ouvrant l’œuvre par une puissante « symphonie » - qui n’est pas une ouverture car elle fait déjà partie du premier acte - qui décrit une violente tempête, sorte de poème symphonique avant la lettre (Wikipédia). Parmi les temps forts, on cite généralement au deuxième acte la musique accompagnant l’apaisement qui suit la tourmente et les remords d’Oreste qui suscita l’admiration des contemporains (cordes et hautbois solo dominant les violoncelles). Plus loin, la complainte funèbre d’Iphigéne qui clôt l’acte (grande aria da capo : « Ô malheureuse Iphigénie ! » dans laquelle elle pleure la perte de sa famille. Air considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de Gluck). Ou encore, au troisième acte, l’hymne extasié de Pylade à l’amitié qui impressionna Beethoven (cf. Florestan et la scène du cachot de Fidelio).
La distribution : Natália Tuznik (mezzo-soprano) en Iphigénie, Gabriella Rea Fegyvesi (soprane) dans le rôle de la déesse Diane, Zsólt Haja (baryton) en Oreste, Zoltán Megyesi (ténor) en Pylade et Károly Szemerédy (baryton) pour interpréter le roi Thoas. Accompagnés par l’Orchestre et les chœurs de l’Opéra placés sous la direction de Levente Török. La mise-en scène étant confiée à Róbert Alföldi.
Première impression. Le cadre, tout d’abord. Pour tout décor un simple fond de scène formé par une cloison aux tons chauds dépourvue de tout accessoire. A priori idéal pour répondre au déroulement de cette tragédie grecque, permettant au spectateur de se concentrer sur l’action. Les costumes : les femmes - Iphigénie et les prêtresses – drapées dans de longues tuniques noires, tenue de ville pour les hommes. Un mot sur la mise-en-scène, sobre, presque dépouillée, sans pour autant délaisser les scènes de conflit et maintenant de bout en bout la tension qui sous-tend la pièce, conçue dans l’esprit du théâtre classique grec. Une trouvaille : au milieu du final où le peuple de Mycènes exprime sa joie, allumage progressif des lumières dans la salle.
Côté interprétation, la palme revient sans conteste à la mezzo-sopranne Natália Tuznik incarnant une Iphigénie émouvante à la voix chaude, tout à la fois puissante et d’une grande pureté. Tout aussi louable, le chœur de ses compagnes. Qualités qui nous ont semblé moins évidentes du côté des hommes à l’exception d’un Pylade fort bien tenu par le ténor Zoltán Megyesi. Notamment le chœur des guerriers scythes à la voix quelque peu éraillée. Correct et tenant bien son rôle, l’Oreste de Zsólt Haja, mais à la voix par moments ténue. Même remarque pour le roi Thoas, fort bien joué en tyran implacable, mais à la voix un peu étroite pour le rôle. Nous laisserons de côté l’interprétation de la déesse Diane, maillon faible de la soirée, mais qui ne paraît que très brièvement sur la fin. C´est peut-être en définitive - outre l’interprète du rôle-titre que nous venons d’évoquer - à l’orchestre que revient le mérite de la soirée. Des sonorités chaudes, offrant un parfait équilibre entre les pupitres et bien en place, ni trop en retrait, ni trop en avant. Il faut dire, servi par une admirable partition. Partition innovante, dans son unité et formant un tout cohérent, où l´on retrouve néanmoins ce style et cette élégance si caractéristiques de l’auteur, ayant cru percevoir ici ou là de brèves réminiscences (Alceste, "Divinté du Styx").
Outre les temps forts mentionnés plus haut, il convient encore de citer ce merveilleux dialogue entre Oreste et son ami qui ouvre le troisième acte (version Strauss) et surtout cet admirable final où le peuple grec laisse éclater sa joie, annonçant le final qui ponctuera Fidelio. Pour terminer, un mot sur le travail de refonte réalisé par Richard Strauss, ramenant l’œuvre initiale de quatre à trois actes avec pour effet d’en resserrer l’action et d’en renforcer l’unité.
En définitive une belle représentation, au demeurant fort applaudie, qui nous aura permis de redécouvrir, sous un jour nouveau, cet opéra qui figure parmi les œuvres majeures de son temps.
Pierre Waline