Notre drame grec
La chronique de Dénes Baracs
Dernièrement, il n'est que peu question du drame grec dans les hautes sphères de la finance internationale et encore moins dans celles de nos foyers. La Grèce semble loin de nous dans l’espace et le monde des drames de Sophocle ou d’Euripide encore plus loin dans le temps. Mais qui sait : peut-être le hubris – dans la mythologie grecque, démesure allant jusqu'au dépassement des limites - peut nous atteindre nous aussi : les Hongrois, les Grecs, les Français, les autres, bref, les Européens.
Nous, Hongrois, en savons quelque chose. Il y a quelques mois, en comparant l’état de nos finances à celui de la dette grecque, nous avons réussi à plonger les bourses du monde entier dans une véritable tempête d’incertitudes. Et maintenant il suffit que la perspective de l’inéluctabilité d’un nouveau sauvetage de la Grèce se profile à l’horizon pour que les grandes agences de notation dévaluent non seulement la dette d’Athènes mais également celle de banques françaises de renom – en raison notamment de leur exposition à la dette grecque.
Correspondant à Bruxelles dans les années précédant la naissance de la monnaie unique, symbole d'unité et de croissance accélérée de l'Europe, j’ai eu un long entretien avec un des pères de l’euro, Alexandre Lamfalussy, banquier belge d’origine hongroise, alors à la tête de la Banque des Réglements Internationaux. Il avait conduit les travaux techniques de la préparation de l’euro. Bien entendu, j’ai posé la question qui hantait déjà les esprits :
„Nous allons utiliser une monnaie commune et nous établirons un cours de change pour chacune des monnaies nationales. Les Allemands, les Français, les Italiens et les autres troqueront leur joujou national pour la nouvelle idole – il ne restera que l’euro mais ils maintiendront leurs gouvernements nationaux, leurs ministres des finances, leurs taxes. Qu’arrivera-t-il si ces gouvernements et ces ministres nationaux poursuivent des politiques économiques différentes ? Les uns feront tout pour ne pas dépasser les déficits budgétaires prévus ou l’inflation permise, tandis que les autres s’endetteront allégrement, sûrs d’être sauvés par leur pairs en cas de crise. "
M. Lamfalussy avait alors chassé mes doutes: l’union monétaire marchera, m’assura-t-il, parce que les critères sont sévères, et son succès servira l’intérêt de tous les participants.
C’était bien avant la création réélle de l’euro et mon interlocuteur ne pouvait évidemment pas savoir que certains économistes grecs, dès le jour de leur entrée dans la zone euro, communiqueraient des chiffres falsifiés sur l’état de leur économie, parfois avec des complicités bancaires. Beaucoup de Grecs (surtout les riches) ont fait un sport de l’évasion fiscale et leurs gouvernements successifs ont continué de manipuler les autorités de Bruxelles, en connaissance de cause. Maintenant pourtant tous les Grecs doivent en accepter les conséquences, y compris les pauvres qui n’ont pas bénéficié ou peu de cette manne illusoire. Ne se sentant pas coupables, ils refusent de payer, d’où les protestations, les grèves, la chute des gouvernements qui deviennent des boucs-émissaires à leurs yeux.
Et voilà le hubris de l’Europe : dans sa certitude arrogante, elle a construit la belle maison futuriste de l’euro sans même assurer une sortie de secours en cas d’incendie monétaire. Pendant que j’écris ces lignes, les successeurs de M. Lamfalussy se confrontent âprement. Pour certains, aucun pays ne devrait quitter l’union monétaire parce que cela entrainerait un effet domino, d'autres pays suivraient la Grèce. L'institution Europe pourrait alors être menacée. Pour les Allemands et certains de leurs alliés, qui doivent payer la facture des autres, cela ne pourrait continuer à l’infini. Ces plans de sauvetage tôt ou tard échoueront, il serait donc préférable de laisser partir dès maintenant les Grecs.
En lisant ces lignes, mes lecteurs connaissent déjà l’issue (temporaire) de ce nouveau drame grec. Mais ici nous ne sommes pas uniquement des spectateurs. Les titubations de l’Europe à propos de l’aide à fournir à la Grèce renforcent ou font chuter l’euro - ce qui accroît ou réduit l’attrait qu’exercent sur nous l’Europe, sa monnaie, et sa démocratie. La chute de l’euro ne serait plus le drame d’un seul pays, elle serait celle de toute l’Europe.