Naufrages

Naufrages

La chronique de Dénes Baracs

Échos de la francophonie

Comment faire le tour du monde en un temps record ? C’est simple, il suffit qu’un grand bateau s’échoue sur la plage à cause d’une tempête. C’est exactement ce qui est arrivé le 10 mars au cargo néerlandais Artemis. Une fois sur la plage des Sables d’Olonne, sur la côte atlantique, la marée basse l’a empêché de se remettre à flot, et en un rien de temps il est devenu célèbre: une sensation locale, nationale et mondiale.

Un cargo en mer, c’est sans intérêt, mais sur le sable, sur la terre, quand vous pouvez vous promener à sec à ses côtés - des fourmis autour d'un géant de 88 mètres - et prendre des photos devant ce monstre impuissant, l’affaire devient excitante. Des centaines de curieux ont afflué de toute la France bien avant les fêtes de Pâques, rendant heureux les hôteliers, les restaurateurs et le personnel de l’office de tourisme. Ce dernier a organisé en un temps record le tour du monde du cargo échoué, en mettant sur le site de la ville des photomontages originaux qui ont montré l’Artemis – ou plutôt sa photo - tour à tour sur Times Square à New York, dans le désert de Californie, et bien sûr sous la Tour Eiffel à Paris, et même en Afrique. Pourtant, le 20 mars, au grand dam des hôteliers locaux qui ont ainsi perdu une clientèle inespérée, l’Artemis a enfin retrouvé la mer. Il a d’ailleurs échappé de peu à sa découpe sur place…

L’épisode m’a rappelé bien d’autres naufrages moins heureux. Correspondant à Paris, j’ai «couvert» la tragédie de l’Amoco Cadiz. Le pétrolier géant s’échoua sur un rocher en 1978 près de la côte bretonne et se cassa en deux devant Portsall, polluant toute la plage. Le lendemain, j’y étais. Au-dessus de la coque du bateau encore visible, des hélicoptères tournoyaient comme des moustiques, avec des photographes et cameramen à bord. La mer était huileuse et sombre, avec des cadavres d’oiseaux les ailes souillées par le mazout dégoûtant et puant vomi par la cale de l’Amoco Cadiz. Les soldats mobilisés et armés de simples seaux essayaient en vain de sauver la plage de cette matière diabolique, noire et gluante, ils se passaient de main en main leurs outils dérisoires. Un vieux pêcheur local contemplait la mer violée et de temps en temps secouait la tête. Loin, sur le rail invisible, sur la masse énorme de l’eau d’autres pétroliers passaient lentement, imperturbablement.

Pour un Hongrois, il est inévitable de parler aussi de ce croiseur perdu, imaginé et mis sur papier par un écrivain hongrois de la première moitié du siècle passé, P. Howard alias Jenô Rejtô , spécialiste du polar humoristique. Il a passé la plupart de son temps dans les cafés, mais en s’appuyant sur ses voyages et ses lectures, à décrire avec une précision stupéfiante la vie de ses héros exotiques - aventuriers, membres de la Légion étrangère, personnages d’une apparence brutale mais au cœur sensible, femmes fatales, geôliers et dictateurs cruels. Il avait promis à son éditeur de faire arriver le croiseur perdu (Az elveszett cirkáló) au cœur de l’Asie sur le fleuve Irradawy, mais il avoua plus tard que cela n’était pas facile du tout de trouver un prétexte pour ce voyage invraisemblable. La vie de Jenô Rejtô s’acheva tragiquement, il fut déporté dans un camp de travail sur le front durant la Seconde Guerre mondiale, à cause de son origine juive, et y mourut. J’espère que son cuirassé trouvera dorénavant le fleuve de la sympathie des lecteurs du monde entier, même si un facteur important du succès de ses romans, son langage spécifique est difficilement traduisible.

Et comment ne pas penser ici au film inoubliable de Federico Fellini E la nave va, à son bateau symbolique qui part d’un port italien pour célébrer la mémoire d’un chanteur lyrique défunt, en dispersant ses cendres dans la mer ? Sur le pont, des artistes et des grands du monde s’amusent pendant que dans la gigantesque chambre des machines des mécaniciens noirs de charbon travaillent sans relâche dans une chaleur inhumaine. Ça commence comme un conte, mais la guerre approche et des réfugiés envahissent le bateau. Ils dansent selon leurs coutumes sauvages et exotiques sur les ponts des classes inférieures, et voilà qu’un croiseur cuirassé - encore un - noir et menaçant apparaît à l’horizon. Comme les négociations sur le sort des réfugiés échouent, son canon géant commence à tirer, en coulant notre bateau. Il s’échoue sur les rochers de l’histoire et les techniciens de la Cinecittà de Rome démontent ses restes. Prophétie ô combien précise : je ne peux m’empêcher de constater que les réfugiés apparaissent déjà partout sur notre bateau global. Le cuirassé est là aussi, mais heureusement il ne tire pas - encore ? - dans notre direction.

Il est pourtant impératif de naviguer, “navigare necesse est” disaient déjà les Romains ; quitte à voir de temps en temps des bateaux s’échouer sur la côte. Espérons qu’ils soient toujours remis à flot, tout comme l’Artemis.

 

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