Mémoire courte et politique symbolique !

Mémoire courte et politique symbolique !

Rencontre avec le philosophe G. M. Tamás

Homme de gauche, Gáspár Miklós Tamás fait partie des intellectuels hongrois qui ne craignent pas de faire entendre leur voix critique à l’égard des politiques tortueuses de leur pays. Il en fait les frais dans les années 70, sous le régime de Ceaucescu, en devant quitter sa Transylvanie natale pour Budapest ; en 78 il est renvoyé de son poste à l’université pour avoir publié des samizdats. Et en 2011, il doit prendre sa retraite  anticipée de directeur de l’Institut de recherche philosophique de l’Académie hongroise des sciences suite à des attaques subies par son successeur.

 

 

Dissident pendant quinze ans sous Kádár , il n’a de cesse de lire et d’écrire sur la politique, l’économie et l’histoire. A partir de 1986, il  enseigne dans les universités américaines, britanniques et françaises. Il participe activement au changement de régime en 88-89 et est élu député au Parlement au sein du nouveau parti libéral de gauche, le Szdsz. Il quitte la politique en 94.

Aujourd’hui, sa voix représente une partie de l’intelligentsia qui regarde avec stupeur les réformes engagées par le gouvernement Orbán et les analyse pour en informer ses concitoyens. Sa popularité lui permet d’être toléré par les politiques.

JFB: Que pensez-vous de la façon dont la presse étrangère interprète l’actualité hongroise ?

G.M.T. : La presse est assez partiale dans l’ensemble, mais dès qu’une idée est lancée, elle est répétée et propagée comme une épidémie. La presse a ses idées sur ce que doit être une politique démocratique et libérale, et évidemment si on compare ces idéaux à la réalité hongroise, il y a bien des différences. Il s’ensuit par conséquent des exagérations  dans les analyses sur la Hongrie, mais aussi des différences dans la façon de percevoir les choses d’un pays à l’autre. J’ai moi-même écrit un article dans le Monde diplomatique qui va un peu à contre-courant des idées dominantes. Et ici, en Hongrie, les réactions à ces attaques internationales se sont transformées en une véritable obsession. Des citoyens qui se seraient ,en temps normal, opposés à Orbán, se sont, sous le poids de ces attaques médiatiques et politiques à l’Occident, ralliés au gouvernement. Il y a une réaction nationaliste très forte, défensive. Les Hongrois se sentent indignés et humiliés.

JFB : Quel est le sentiment des Hongrois vis-à-vis de l’Europe ?

G.M.T. : A peine 10 ans après l’adhésion de la Hongrie à l’UE, c’est la première fois que les Hongrois sont confrontés à la réalité européenne, à la question de la souveraineté. Avant cela, si les Roumains avaient un discours pro ou anti-européen, les Hongrois n’étaient même pas eurosceptiques. Il y avait un désintérêt total pour l’UE. Il y a eu un sentiment de fierté nationale d’appartenir au «club», mais cela n’avait rien à voir avec l’Europe. On peut constater que les politiques n’ont même pas essayé de mener des missions d’éducation citoyenne à l’Europe. L’adhésion à l’UE était pour les Hongrois, comme pour les Tchèques, une affaire pratique. Ici, la politique est forcément guidée par des intérêts financiers, matériels.  Mais le problème est interne : c’est le gouvernement qui tourne cette tragédie nationale à sa sauce : «Nous, la Hongrie, contre les étrangers!». C’est traditionnel. L’Europe en tant que telle n’intéresse personne en Hongrie. Nous sommes enfermés dans nos problèmes. Déjà sous Kádár, il y a eu une démobilisation politique des masses populaires, contrairement au système stalinien qui mobilisait. Ici la liberté, c’est être libre des affaires publiques, du bien commun, de l’intérêt national. Personne ne croit en cela.

Quand on parle d’une réaction nationaliste, on la compare aux autres pays et on la comprend comme une grande mobilisation. Mais en fait elle n’existe pas. Nous ne sommes pas fiers. Nationalistes comme antinationalistes hongrois éprouvent un grand mépris pour leur pays. C’est une nation assez nihiliste, à gauche comme à droite.

JFB : Y a-t-il un sentiment d’insularité en Hongrie ?

G.M.T. : Non, en Hongrie, la culture est d’origine allemande. On a coexisté avec la culture germanique pendant 400 ans. On a parlé latin jusqu’en 1830. C’est la culture la plus internationale qui puisse être, même si, il est vrai, après la première guerre mondiale, la Hongrie s’est réduite à une île au lieu d’un continent. Ça a changé les choses. C’est pourquoi  il n’y a pas de traditions ici, on a oublié le contexte du passé. J’ai fait une expérience un jour: j’ai demandé à plusieurs personnes : contre qui les forces d’opposition (Kossuth, Batthyány) ont-elles lutté dans les années 1840? Personne n’a pu me répondre, et pourtant c’étaient des intellectuels. Il s’agissait du régime autrichien de Metternich qui a été totalement oublié. L’une de nos tragédies est qu’on ne connaît pas notre passé! Ce n’est pas le futur qui nous manque, mais le passé. Essayez de trouver un livre de Kossuth dans les librairies. Les classiques nationaux ont disparu. Un autre exemple : un bateau sur le Danube a été baptisé «la grande duchesse Sophie». Or, cette dernière, mère de l’empereur François-Joseph 1er, nourrissait une véritable haine contre les Hongrois! La mémoire n’est pas entretenue. Les crânes des saints rois hongrois, qui sont notre Cluny, sont dans des sacs plastiques…Ici, les traditions n’intéressent personne. D’ailleurs, le premier geste, symbolique, du gouvernement a été de supprimer les fouilles archéologiques et les recherches sur le passé national. On est face à un complexe d’infériorité, qui est véhiculé comme du nationalisme.

JFB :  Pourtant le nationalisme tient une place importante en Hongrie.

G.M.T. : Oui, mais le nationalisme entretenu par le Fidesz est vide de contenu et de sens. C’est un discours très élémentaire. En France, on peut rencontrer des variantes du nationalisme (jacobinisme, Barrès, Maurras), mais on peut les combattre car elles ont une signification historique. En Hongrie, quels sont les idéaux des nationalistes? lls sont introuvables! Qui connaît ici le comte Tisza? C’était un personnage complexe qui a détruit le pays, mais qui a tenu une place importante dans l’histoire hongroise. Aujourd’hui il n’en reste pas la moindre trace. Si les conservateurs hongrois savaient que ce personnage avait été anticlérical, philosémite, laïciste, alors leur culte pour lui n’existerait pas. Mais ils ne le savent pas. Ici on peut dire n’importe quoi car la tradition est morte. On improvise une histoire chaque jour. Nous sommes tous des ignorants. Orbán par exemple  a  tenu un discours sur les grands personnages d’autrefois en parlant de  Jozsa comme s’il s’agissait d’une femme. Or le nom Józsa n’est pas un nom féminin mais une forme archaïque de József ! C’était un grand héros de 48 en Transylvanie.

JFB : Que véhicule Orbán?

G.M.T. : Les gens suivent majoritairement Orbán car il y a une vérité partielle dans son discours : la troïka, autrement dit la commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI, va forcer le pays à suivre une politique économique qui est absurde. Nous dépendons de ces pouvoirs. Il y a un conflit entre l’intérêt national, et disons l’obéissance au pouvoir global. C’est vrai, mais tout le reste est faux. Les décisions du parlement européen, de la commission de Venise sont justifiées, même s’il y a des erreurs de détails. On a affaire à une démocratie bourgeoise.

Je crois que l’offensive occidentale contre Orbán l’aide beaucoup parce qu’on ne peut pas considérer les Hongrois comme une masse anti démocratique. Ce n’est pas vrai. Si les gens ne s’occupaient pas à lutter contre les attaques étrangères, ils lutteraient contre les nouvelles mesures du gouvernement, dans la mesure où elles seraient connues. C’est le cas de la loi sur les médias, une idée de génie! Et sur celui  de l’occupation des médias par la droite. Un millier de personnes ont été limogées.

En province, les seules sources d’information sont la radio Kossuth, les journaux locaux et les nouvelles télévisées de la chaîne M1. Or ces sources sont totalement dépolitisées. Il ne s’agit pas pour la droite de faire de la propagande ou de mobiliser, il s’agit de ne pas informer et de dépolitiser les gens. Ainsi, la majorité des mesures sociales, (antidémocratiques), prises par le gouvernement restent inconnues du grand public. Elles n’apparaissent pas dans la presse. Les jeunes ne savent pas ce qui a été modifié dans la législation sociale, sur l’aide au chômage ou sur les modifications du code du travail. Suite à cette réforme, il n’y a plus de représentants ou de permanents sur les lieux de travail qui étaient payés pour informer les gens sur ce qui les concernaient directement. Les représentants syndicaux ont été jetés dehors. Les gens savent juste que le pays est attaqué à l’étranger. Avec le temps, ils sauront ce qui se passe.

JFB : Que pensez-vous des dernières manifestations du 15 mars et du mouvement civil qui se forme contre la politique d’Orbán?

G.M.T. : Je ne suis resté que 10 minutes à cette manifestation pour les libertés. Les personnes prenant la parole au nom de telle communauté ou de défense de tel droit n’étaient, selon moi, pas représentatifs de ceux qu’ils disent défendre. Aux USA, c’est le contraire, les porte-paroles sont vraiment des représentants.

Ici, tout est symbolique. Quel tsigane dans un village sait qu’on parle en son nom dans ce genre de manifestation? Du coup, les gens participent à cette manifestation sans grand amour pour les orateurs. Les discours sont abstraits, faibles. C’est le désavantage de ces mouvements informels. Il n’y a pas de décisions prises démocratiquement. Les manifestants auraient probablement apprécié qu’on leur parle différemment de la poltique anti-égalitaire d’Orbán. On ne parle que des exclus ou des marginaux, jamais des problèmes de la majorité dans ces discours.

JFB : Que se passe-t-il avec les intellectuels de gauche, massivement limogés?

G.M.T. : La presse d’opposition est libérale. Mon cas est particulier : j’ai été un leader du mouvement démocratique, donc je suis un intellectuel de gauche  trop célèbre pour être ignoré. Mon point de vue est donc toléré parce que ma personne est tolérée. Mais la voix de la gauche est inaudible, elle n’a aucune présence médiatique, à mon exception. La pensée médiatique est une pensée unique. En Hongrie, il n’y a pas de gauche organisée, ce sont en fait des libéraux. Ils se déclarent de gauche, mais savent qu’ils sont un problème. Ces jeunes gens autour de Mesterházy ont des idées très vagues, mais ils savent qu’ils devraient s’adresser plus à l’électorat de gauche. Seulement leurs déclarations sont éparses, sans influence.

JFB : Comment voyez-vous l’avenir de la Hongrie?

G.M.T. :  Si l’UE est suffisamment ennuyée par le «cas hongrois», il faudra parvenir à un compromis et la Hongrie continuera à percevoir les fonds de l’UE. Le gouvernement va alors se stabiliser, rentrer dans une phase pacifique et sera réélu. S’il n’y a pas de compromis, il y aura des manifestations nationalistes, en soutien au Fidesz et dans cette deuxième hypothèse le gouvernement repassera aussi.

JFB : Quelle est l’importance de l’extrême droite en Hongrie?

G.M.T. : L’influence de l’extrême droite est limitée, même si elle reste une source de danger. Le Fidesz ne condamne jamais le terrorisme d’extrême droite. Dans l’opinion publique, la différence entre droite et extrême-droite n’est pas très aigüe. C’est la première fois en Hongrie qu’on a des intellectuels de droite, des conservateurs. Il n’y a pas de proximité entre le Fidesz et le Jobbik, mais entre leurs adhérents oui.

En Hongrie il y a deux extrêmes droite : une qui soutient le gouvernement, et une autre qui ne le soutient pas.

JFB : Le gouvernement d’Orbán a un discours assez méprisant à l’égard des ouvriers et des « petites gens ». Les gens ne se révoltent pas?

G.M.T. : Les ouvriers ne votent pas, et ne voteront jamais pour la droite. Mais les jeunes de moins de trente ans votent le Jobbik. Les pauvres ne regardent jamais les programmes politiques à la TV. Orbán sait à qui il parle. Il s’adresse à la classe moyenne qui elles le regardent et l’écoutent. C’est son électorat. C’est très énervant mais c’est comme cela. Pour l’instant ils attaquent les Roms, c’est leur réaction  contre la pauvreté. Parmi les pauvres, il est intéressant de constater que la chose la moins populaire ce sont les aides sociales. Orbàn coupe les aides sociales non par économie mais pas principe. C’est la haine des classes. C’est un gouvernement bourgeois. Les pauvres considèrent que les mesures redistributionnistes, égalitaires servent seulement les anormaux, les gitans, ceux qui ne veulent pas travailler. On a su divisé les classes inférieures, les classes dites «criminelles»! Mais cela avait déjà commencé sous Kádár. Il y a un vrai sentiment anti-tsigane dans le pays, à droite comme à gauche. Selon certains sondages, les adhérents du parti socialiste sont plus racistes à l’égard des Roms que ceux du Fidesz. Mais c’est un héritage encore de la période Kádár (anti-Rom mais pas antisémitisme). Ce sont dans les quartiers bourgeois qu’on trouve le plus d’anti-Roms, alors que ces derniers ne fréquentent pas ces quartiers, dans les régions mixes, l’intégration est plus évidente .

JFB: Où sont passés les clochards?

G.M.T.: Ils se réfugient en province, dans les villages, dans les forêts ou sont mis en prison ; certains sont morts aussi. C’est terrible ! J’ai pu faire partout en Europe de l’Est des conférences sur la résistance face aux inégalités sociales, mais pas à Budapest.  Il n’y a pas un régime en Hongrie où j’ai pu enseigner.

JFB : Y a-t-il un problème avec les minorités en Hongrie relativement à la loi adoptée par Orbán?

G.M.T. : C’est un miracle. En Transylvanie, les conflits et la haine profonde entre minorités n’existent plus dans la vie sociale, professionnelle ou culturelle. C’était impensable il y a vingt ans : aujourd’hui il y a un public roumain dans un théâtre hongrois. Ça reste fragile, le chauvinisme existe ici ou là. Mais les minorités coexistent. Le cas de la Slovaquie (réaction à la loi sur les minorités) est spéciale. La Slovaquie, c’était une partie de la Hongrie et elle n’a pas d’autre histoire que celle de la Hongrie. On chante par exemple des chansons populaires hongroises en slovaque. Il y a une amertume slovaque très profonde. Les Slovaques manifestent aujourd’hui leur complexe. Ce n’est pas le cas des Roumains qui se considèrent comme vainqueurs. Mais le sentiment de vaincus- vainqueurs va disparaître. En Serbie, la situation est beaucoup plus pacifique.

JFB : N’avez-vous pas envie de prendre une part encore plus active à la construction de l’alternance?

G.M.T. : Tout recommencer est difficile. La vie politique de ma génération a été réduite à néant, ou quasiment, par les événements qui ont eu lieu dans ce pays.

Une partie de la jeune génération a repris en partie la logique que nous avons développée, sur les droits de l’homme principalement. C’est notre héritage, mais ça s’arrête là! Aujourd’hui, je me sens plus chez moi en dehors de la Hongrie qu’en Hongrie. Il y a une certaine gauche radicale, mais plus dans la critique. Moi, ancien dissident, je suis une anomalie pour eux. Il y a un refus du marxisme en Hongrie qu’on ne retrouve pas dans les autres pays de l’est et d’Europe centrale. Les œuvres contemporaines sont dans les vitrines des librairies de tous les pays d’Europe de l’Est, mais pas en Hongrie. La Hongrie est dans un trou noir étrange.

L’écrivain roumain Geo Bogza a écrit dans un hebdomadaire en 60 l’histoire suivante entre un garde-frontière et un citoyen roumain qui voyageaient, dans les années 30, de France en Suisse.

Le garde-frontière : D’où êtes vous originaire?

Le citoyen roumain : Je suis citoyen roumain.

Le garde-frontière : La Roumanie est-elle une République ou un Royaume?

Le citoyen roumain : Un royaume.

Le garde-frontière : Alors vous êtes un sujet et non un citoyen.

La Hongrie se trouve dans un « entracte » qui risque de durer au moins dix ans.

JFB : Comment peut-on faire bouger les choses au niveau de l’Europe?

G.M.T. : Les possibilités pour l’Europe sont restreintes. Il faut aujourd’hui espérer une solidarité morale vers un peuple qui perd ses droits, qui pousse à s’informer et à protester. La solidarité morale est plus importante que la solidarité politique. Les gens doivent lire, venir, s’informer de ce qui se passe ici.

 Bibliographie en français:

L’Oeil et la Main, traduit par Júlia Kovács, Editions Noir, 1985

Les Idoles de la Tribu, traduit par Georges Kassai, Editions de l’Arcantère, 1991 

Milena Le Comte Popovic

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