Malaises
Échos de la francophonie
La chronique de Dénes Baracs
Si tout va bien, au moment de la lecture de ce billet, vous aurez déjà largement oublié “l’accident de santé” du président Sarkozy. Après avoir collapsé durant son footing aux alentours de sa résidence La Lanterne à Versailles, le chef de l’Etat français a vite récupéré à l’hôpital, et on nous a rassurés qu’il ne s’agissait que d’un malaise lipothymique (d'épuisement, sans perte de connaissance) passager. Dès le lendemain, il a été autorisé par ses médecins à quitter l’établissement et, depuis, il a présidé un Conseil des ministres et est parti en vacances en famille au Cap Nègre, dans le Sud de la France, dans la résidence de son épouse Carla Bruni.
Bref, il a traité cet incident comme n’importe quel autre événement de sa présidence: au pas de course et efficacement. Je trouvais particulièrement impressionnante sa conférence de presse “improvisée” à la sortie du Conseil des ministres, trois jours plus tard, quand il a qua-lifié son malaise de “panne d’essence”, reconnaissant une faiblesse toute humaine : «Je suis un être humain et j’ai eu un coup de fatigue». Voilà une vérité qu’il est difficile et pénible d’admettre – non seulement à cause de la faiblesse humaine de certains politiciens, mais aussi de par la nature du pouvoir qu’ils incarnent: n’importe où, n’importe quand, surtout dans des systèmes politiques comme delui de la France, où le chef de l’Etat a la vocation d’incarner dans sa personne la volonté de la nation.
Le fondateur de la Ve République, le général de Gaulle, cet homme d’Etat qui revendiqua pour lui la mission de représenter la France libre aux temps de la débâcle de 1940, avait façonné la Constitution à l’échelle de son charisme quand, à la fin des années 1950, il considéra que lui échouait de nouveau la mission de sauver la République. Je n’ai assisté qu’à une seule de ses conférences de presse légendaires, ou tout était arrangé pour que les propos qu’il proférait de la hauteur de la tribune du palais de l’Élysée soient traités comme des manifestions suprêmes. Ses mi-nistres l’écoutèrent exactement comme les écoliers suivent leur professeur, et nous – la meute des journalistes – fûmes réduits en décor international. Nous avons posé nos questions l’un après l’autre et le grand homme les regroupa à sa guise pour déclarer ce qu’il avait préparé depuis longtemps – mot par mot, devant le miroir, selon les initiés. C’était en 1963, il venait juste d’annoncer la sortie de la France de l’OTAN, tout en déclarant sa fidélité à l’Alliance Atlantique, dont la dite organisation représentait l’extension militaire. (Cette longue paranthèse ne fût close que récemment par le Président Sarkozy qui réintégra la France en bonne et due forme dans l’organisation de défense armée). En sortant de l’Élysée en 1963, j’avais le sentiment diffus d’avoir assisté à quelque chose d’historique. Et il aurait été impensable d’analyser cette apparition du grand homme d’un point de vue clinique, de chercher à savoir s’il portait bien son âge ou de décèler les signes d’une banale maladie (il fût d’ailleurs opéré l’année suivante de la prostate, une intervention chirurgicale qui ne fût annoncée qu’après coup, une fois réussie). En tous cas, son succésseur, Georges Pompidou, avait appris de son maître qu’en aucun cas un chef d’Etat français ne peut être malade. Correspondant à Pékin, j’ai rencontré dans la capitale chinoise cet apôtre de la modernisation de la France, qui modifia ainsi subtilement la politique de grandeur de son prédécésseur.
C’était de nouveau un voyage “historique”, d’autant plus que déjà le Général avait préparé sa venue dans la capitale chinoise – mais il fût terrassé par la mort avant la réalisation de ce projet. Au voyage du Président Pompidou, plus d’une centaine de correspondants français ont pris part, mais ils semblaient être tous, sans exception, beaucoup plus intéréssés par l'état de santé de Pompidou que par ses négociations. Quand le chef d’Etat a annulé l’un de ses programmes, tous ont commencé leur correspondances par cet épisode. Et pour cause: Pompidou était déjà gravement malade et il devait mourir quelques mois plus tard d’un cancer dont la presse avait eu vent mais que l’Élysée s’obstina à nier jusqu’au dernier moment. Résultat: la disparition “soudaine” de Pompidou causa un choc énorme, et pour les Français et pour le monde.
Après cet épisode pénible, les locataires successifs de l’Élysée ont feint d’être eux aussi de simples mortels – mais sans vouloir s’exécuter vraiment. Après Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing a promis de rendre publique des bulletins médicaux sur sa santé tous les semestres. Il n’en publia aucun. Son successeur, François Mitterrand, a choisi une autre solution: son médecin publia régulièrement un rapport – faux – sur la bonne santé de son client, tandis qu’en vérité le chef de l’état souffrait d’un cancer de la prostate depuis 1981. Il était malade depuis le début de sa présidence qui dura non moins de 14 ans (les Français, qui ignoraient tout de sa grave affectation, l’ont réélu en 1988!). Voilà le résultat de cette conscience de la mission historique que les hommes d’Etats peuvent bercer. Mais il est vrai que j’ai été profondément touché par l’émission en direct dans laquelle Mitterrand a parlé de sa souffrance enfin révélée et de sa résolution de démissionner s’il ne se sentait plus capable de remplir sa fonction. Il résista jusqu’au bout – et il devait mourir un an plus tard, tout comme de Gaulle, un an après avoir quitté le pouvoir.
Je les admire – mais je préfère l’homme d’Etat qui admet qu’il est un homme, lui aussi. De ce point de vue, le footing peut être vraiment révélateur.