Maladie du Tour
La chronique de Dénes Baracs
Échos de la francophonie
Ceux qui suivent cette chronique savent probablement que le Tour de France, cette épreuve mythique et presque centenaire me fascine depuis que j’ai passé quelques années à Paris en qualité de correspondant, c’est à dire depuis un bon quart de siècle.
Une fois en France, on ne peut pas éviter la fièvre du Tour, peu de gens peuvent s’y soustraire. Un roman de longue haleine qu’on avale chaque jour, avec ses exploits, ses héros et ses drames, ses chutes, ses intrigues, ses victoires éphémères et ses pertes irréparables, avec ses transmissions en direct ininterrompues et acrobatiques – grâce à ces opérateurs-voltigeurs qui capturent les moindres gestes des cyclistes pour les projeter à tous les coins du globe.
Le monde entier semble disparaître derrière ces roues qui roulent et roulent pendant quelques trois semaines pour boucler la Grande Boucle. Une aventure énorme, un cirque médiatique, une promotion fantastique pour les beautés du (ou des) pays du Tour (parce qu’il est devenu coutumier de franchir les frontières de l’Hexagone !) Le Tour est aussi un test pour chaque coureur, pour les organisateurs et pour le public. Au-delà de sa valeur sportive, je commençais à considérer cette épreuve comme un modèle et symbole de la société moderne, compétitive.
Oui, quoi de mieux pour faire comprendre l’importance de la bonne et continuelle préparation, de l’effort soutenu, de la tactique et de la stratégie à la fois, du travail d’équipe qui doit aider le champion ? Et quoi de mieux pour faire vendre les différents produits de tous ceux qui font leur publicité par et durant le Tour, sur le maillot des coureurs, dans les champs à côté, dans les villes et villages du parcours – c’est du sport mais en même temps une énorme affaire. Et malgré l’effort hors du commun, un tout petit rien peut démolir le résultat de votre effort et vous priver non seulement de la victoire, mais aussi de votre santé et même de votre vie – car on a connu hélas quelques accidents mortels dans les Tours.
D’autre part, le Tour c’est aussi une multitude de grands champions, de l’Italien Fausto Coppi au Français Jacques Anquetil, du Belge Eddy Merckx au Français Bernard Hinault, de l’Espagnol Miguel Indurain à l’Italien Marco Pantani et à Lance Armstrong, cet Américain miraculeux et tout de même sulfureux, qui a réussi à gagner le maillot jaune du vainqueur sept fois malgré le fait qu’il fût une fois atteint de cancer. Il est resté invaincu par la maladie, toujours victorieux sur les routes et même les laboratoires de contrôle antidopage se sont révélés obligés d’entériner ses exploits – mais il est toujours suspecté d’utiliser des produits qui sont pour le moment indétectables, du moins aux yeux de beaucoup d’observateurs, surtout en Europe.
Parce que ce majestueux Tour – cette épreuve enthousiasmante et exemplaire dans sa conception – est rongé depuis longtemps par une maladie grave. Si les contrôles, de plus en plus sévères, réalisés sur le phénoménal Armstrong ne se sont jamais révélés positifs, Floyd Landis, l’Américain qui a pris le relais et fût couronné vainqueur l’année passée sur les Champs Elysées, devait être disqualifié quelques jours plus tard parce qu’il avait été prouvé qu’il s’était dopé.
Et cette année, malgré les nouvelles promesses des intéressés, les scandales se sont succédées de nouveau. Les contrôles positifs de l'Allemand Patrik Sinkewitz, du Kazakh Alexandre Vinokourov et de l'Italien Cristian Moreni ont précédé l'exclusion du maillot jaune, le Danois Michael Rasmussen parce qu’il a enfreint les règlements en disparaissant de la vue des autorités antidopage. Mais malgré les circonstances suspectes et même les résultats médicaux accablants, les coureurs en question continuent de nier ou de se déclarer victimes des erreurs incompréhensibles, tout comme certains athlètes hongrois qui, lors des Jeux Olympiques de 2004, avaient été privés de leurs médailles d’or parce qu’ils avaient violé, eux aussi, les règlements antidopages.
J’ai dit que le Tour est rongé par une maladie, mais en fait le sport de haut niveau presque tout entier est menacé par cette épidémie. On pourrait penser, bien sûr, que la Grande Boucle est un peu trop grande, mais les organisateurs et les coureurs ont été unanimes à refuser cette opinion. Avec un rythme de compétition classque , rien de surhumain au Tour – ont-ils déclaré. Pourtant, depuis une dizaine d’années, la vitesse des grands champions à la tête de la course s’accroît continuellement, surtout dans les étapes de montagne décisives, et on arrive à un rythme d’enfer. Or les délais d’élimination à chaque étape sont calculés en fonction du temps réalisé par le vainqueur. Si les meilleurs ont recours au dopage, la course se trouve terriblement endurcie – expliqua un commentateur, en ajoutant : «au risque de pousser certains sans-grade à tricher à leur tour juste pour éviter l’élimination…». Le phénomène devient donc général. Le Tour est devenu un modèle de nouveau, mais un modèle d'un triste genre.
Christian Prudhomme, directeur du Tour, a évoqué le cas de l’athlétisme, du marathon et des 100 mètres, et de la natation – des sports qui ont été eux aussi confrontés à d’énormes affaires de dopage «alors que courir ou nager 100 mètres est à la portée de tout sportif». Pour ce dirigent sportif, ce qui est à blâmer, c’est la volonté de vaincre à n’importe quel prix, et même la pression à vaincre exercée par la société. Tout le monde en sort perdant. Les coureurs y sacrifient leur santé, les organisateurs se discréditent, les spectateurs sont déjoués. Nous sommes privés de nos héros et les athlètes honnêtes – la grande majorité, j’espère – restent perplexes : comment prouver leur innocence quand les tricheurs déclarent la même chose ?
Si après l’élimination du maillot jaune Rasmussen, l’Espagnol Alberto Contador a gagné le Tour 2007, nous éprouvons tous encore un certain doute : est-ce vrai, cette fois ? Et pourrons nous croire dans les champions à venir ? Lors du Tour, des Jeux Olympiques, mais aussi en "hors piste", dans la vie? Serait-ce une maladie contagieuse et incurable que la Maladie du Tour ?